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Midterms 2018 : Ce qu’on en retient

Rencontre avec le professeur Norman Cornett pour discuter des élections américaines.

Alexis Fiocco | Le Délit

Aux États-Unis, le 6 novembre dernier, des millions d’Américain·e·s se sont rendu·e·s aux urnes pour voter aux élections de mi-mandat afin d’élire les nouveaux membres des deux grands corps législatifs ; la Chambre des représentants et le Sénat. La Chambre des représentants est maintenant à majorité démocrate, tandis que le Sénat reste majoritairement républicain. Le Professeur Norman Cornett, ancien professeur en études religieuses à McGill, nous livre son analyse des résultats.

Que l’on aime Donald Trump ou non, l’avantage de quelqu’un comme lui, c’est qu’il enflamme les gens de sorte qu’ils insistent pour voter

Le Délit (LD) : Vous avez qualifié les élections américaines de mi-mandat de « prometteuses », notamment grâce aux victoires du Parti démocrate ; en quoi leurs résultats sont-ils positifs ? 

Prof. Norman Cornett (NC): Selon moi, le grand gagnant de ces élections de mi-mandat, c’est la démocratie. D’abord, concernant le taux de participation : plus de trente millions de personnes ont voté par anticipation ! C’est sans précédent. Ces élections de mi-mandat ont énergisé l’électorat américain de façon exceptionnelle, du côté républicain comme du côté démocrate.

Souvent, on assiste à une sorte d’apathie ou de lassitude quant à la participation démocratique, on pense : « si je vote, quelle différence ça fera… » Mais ça fait une grande différence ! La marge entre la victoire et la défaite est si mince aujourd’hui que chaque vote compte. Donc, moi qui n’appuie pas le discours de Donald Trump, j’admire tout de même le fait que les Américains et Américaines participent à la démocratie, à une échelle tout à fait unique. L’on a aussi démontré, suite à des analyses, que les grandes chaînes télévisées ont eu un taux d’écoute, là encore, tout à fait inattendu. Que l’on aime Donald Trump ou non, l’avantage de quelqu’un comme lui, c’est qu’il enflamme les gens de sorte qu’ils insistent pour voter. Les enjeux qu’il soulève, et sa personnalité même qui est plus grande que nature, ont mobilisé la démocratie américaine.

Il faut aussi souligner le nombre de femmes qui se sont présentées et qui ont gagné. Parmi elles, deux femmes musulmanes, ce qui est super, une femme issue des Premières Nations, sans mentionner les personnes transgenres, ou ouvertement homosexuelles, élues… C’est tellement prometteur pour la démocratie américaine. C’est d’ailleurs ça l’ironie : quelqu’un qui est aussi autoritaire et démagogue que Donald Trump a insufflé une nouvelle vie à celle-ci ; les gens se rendent compte que ce qu’ils font, les gestes qu’ils posent, font une différence.

Quand je parle de diversité, on ne peut pas comparer les candidats républicains et démocrates. Il y a tellement de minorités visibles chez les démocrates, cela ne se compare même pas, même si du côté républicain il y a, certes, des femmes qui se sont démarquées. Nous n’avons pas encore parlé des gouverneurs qui sont aussi très importants. En Floride, c’est un afro-américain qui est passé très proche d’être élu, progressiste et libéral, de l’aile de Bernie Sanders. Il y a actuellement une lutte pour l’âme du parti démocrate ; est-ce qu’on prendra le virage de Bill Clinton, Barack Obama, Hillary Clinton, Joe Biden, c’est-à-dire l’aile traditionnelle de « l’établissement » démocrate, ou l’autre aile, progressiste, presque socio-démocrate ? C’est à déterminer.

LD : Peut-on donc interpréter de manière pertinente des résultats d’élections, autrement qu’en ne considérant que les élu·e·s ?

NC : Tout à fait. Parce que dans certains états où des démocrates progressistes n’ont pas forcément gagné, comme Beto O’Rourke au Texas, la course était si serrée. Il est évident qu’il y a une nouvelle génération de candidats démocrates prophétiques, en quelque sorte, du penchant que va prendre le parti démocrate. C’est prometteur, parce que ce sont des jeunes, différents, Beto O’Rourke parle couramment l’espagnol par exemple, il a su rassembler les afro-américains, les hispaniques… Donc même s’il a perdu, il a « gagné » ; il n’était auparavant qu’un simple représentant d’une circonscription bien modeste au Texas, alors qu’il est maintenant un personnage national. Sur cet élan, il peut maintenant contribuer à ce mouvement progressiste des socio-démocrates américains.

LD : Selon vous, à quoi devrions-nous nous attendre quant à l’attitude des démocrates, maintenant majoritaires au sein de la Chambre des représentants ? 

NC : Cette victoire est très  importante, tout d’abord parce que la destitution passe par la Chambre des représentants. Et il ne faut pas se tromper ; il y a bien des gens qui visent la destitution de Donald Trump.

Deuxièmement, tous les chefs des comités de la Chambre des représentants sont maintenant démocrates. On peut donc être certain qu’à chaque fois que Donald Trump essaiera d’outrepasser la présidence, on va le circonscrire, le limiter dans son pouvoir exécutif. Mais il ne faut absolument pas sous-estimer sa force de frappe politique. Le New York Times, le Washington Post, pas des amis de Donald Trump, parlent maintenant de « trumpisme », et ils ont raison ; Donald Trump est selon moi aussi révolutionnaire que Ronald Reagan, et va même encore plus loin dans le mouvement conservateur. Il y a un dicton en science politique, du penseur anglais Lord Acton : « Le pouvoir a tendance à corrompre, le pouvoir absolu corrompt absolument ». Donald Trump veut tout concentrer dans la Maison Blanche, c’est évident, mais une force centrifuge va maintenant s’exercer au sein de la Chambre des représentants, et miner ce pouvoir absolu. Les démocrates demandent déjà aux autorités de garder tous les documents qui concernent Donald Trump, et ils font bien, puisqu’ils pourront maintenant prouver ses machinations. Plus personne ne peut se boucher les oreilles, et les démocrates risquent de devenir très militants. Donald Trump veut renforcer sa présidence ; eux cherchent au contraire à atteindre un véritable équilibre entre les trois branches du pouvoir.

Les élections de mi-mandat sont très importantes puisque c’est la première fois qu’à l’échelle de tous les États-Unis, les Américains peuvent dire, « voici ce qu’on pense du président actuel » . Mais justement, il est normal que le parti en opposition « gagne » aux élections de mi-mandat. Il faut donc rester réaliste ; certes, les républicains ont perdu bien des sièges, ce qui, à défaut d’être un tsunami, est au moins une vague (rires). Mais il est normal qu’un président au pouvoir perde aux élections de mi-mandat, cela fait partie des normes politiques américaines.

Quant au Sénat, nous n’avons pas eu les résultats souhaités. Il y avait tant de sièges en jeu, et les démocrates ont perdu des plumes. Je vous donne l’exemple de deux femmes démocrates : Claire Mccaskill, de l’état du Missouri, qui visait un troisième mandat, avait voté contre Brett Kavanaugh à la Cour Suprême, et cela lui a coûté des appuis ; Heidi Heitkamp, au Dakota Nord, qui comptait aussi renouveler son mandat, a aussi voté contre Brett Kavanaugh, et a perdu. C’est ainsi pour tous ceux qui s’opposent à Donald Trump ; être conservateur ne suffit pas ; il faut l’appuyer aveuglément. Plus personne ne peut faire cavalier seul dans les républicains ; soit vous être trumpiste, soit vous êtes dehors.

LD : Vous avez déjà mentionné que les évangéliques blancs étaient en grande partie responsables de la victoire de Trump, et 75% d’entre eux ont voté républicain aux élections de mi-mandat. Pourriez-vous nous éclairer sur ce phénomène ? 

NC : C’est une question importante. Dans un premier temps, lorsque l’on parle des évangéliques, ceux-ci appuient Trump spécifiquement, c’est bien pour lui qu’ils votent républicain ; 80% d’entre eux le soutiennent.

Nous avons tous entendu les innombrables propos obscènes de Trump, notamment sur les femmes. Et pourtant, les évangéliques votent encore pour lui. Pourquoi ? À cause de la Cour Suprême. Dans le passé, bien des présidents républicains ont affirmé appuyer les valeurs évangéliques, y compris au sujet de l’avortement. Mais dès qu’ils devenaient présidents, jamais n’ont-ils vraiment agi sur la question. Pour Trump, c’est autre chose ; il nomme à la Cour Suprême des États-Unis des juges qui sont prêts à mettre en doute le droit à l’avortement, pour ne pas dire annuler cette loi fédérale. C’est pour ça que les évangéliques l’appuient ; il y en a qui parlent comme des évangéliques, mais Trump lui, agit. Et l’on veut des actions concrètes, pas juste des promesses électorales.

Lorsque j’étais enfant, on nous disait déjà « il faut séparer l’état de la religion ». Les évangéliques, eux, n’ont jamais accepté cela. Pour eux, il faut traduire la Bible en lois civiles, c’est très fort. En tant que spécialiste en sciences de la religion, je ne prends pas parti pour ou contre eux, mais je constate les faits, et si on pense qu’il s’agit d’incultes, on commet une erreur grave. Je vous donne l’exemple du sénateur Ted Cruz ; il a terminé son diplôme avec distinctions à l’Université Princeton, puis a passé son doctorat en droit à Harvard, et y était premier de classe, en plus d’être rédacteur en chef de la **Harvard Law Review**!  Il se peut donc qu’on ne soit pas d’accord avec ces individus, ce qui est mon cas, mais il ne faut jamais les sous-estimer. C’est là que réside le grand danger pour les progressistes ; ils ne font pas affaire à des incultes, mais à des gens éduqués, intellectuels et articulés, avec en plus de puissants lobbies qui les soutiennent.

LD : En quoi les résultats de ces élections peuvent-ils nous toucher, ici au Québec ? 

CD : Il y a déjà évidemment le protectionnisme de Donald Trump, qui a livré une dure bataille à Justin Trudeau ; au sujet des échanges, de l’ALENA, et tout cela. Si l’on parle du Québec, il est certain que François Legault, et la CAQ, ont emprunté un modèle d’affaires pour la politique, tout comme aux États-Unis. On a élu Trump en partie à cause de ce que j’appelle le « messianisme économique », c’est-à-dire cette croyance que le succès en affaires représente une clef, voire la pierre angulaire de la bonne gouvernance. C’est certes un atout, mais on ne peut pas appliquer le modèle d’affaires de façon indiscriminée à la gouvernance, puisque la réussite financière individuelle ne constitue pas une panacée pour la société dans son ensemble. C’est pourtant très intéressant ; l’économie américaine va très bien. Le chômage est au plus bas depuis des années !

on ne peut pas appliquer le modèle d’affaires de façon indiscriminée à la gouvernance

Mais Donald Trump sait que ce n’est pas de parler de statistiques qui va enflammer les foules, il est très intelligent sur le plan de la publicité. Son génie machiavélique, c’est de parler de l’altérité, de l’Autre, de la menace et du danger, c’est ce qui soulève réellement les passions, et ce qui explique son succès. Il faudra donc que les démocrates démontrent qu’on peut être autant américain en étant socio-démocrate, qu’en étant républicain. Trump a réussi à convaincre assez de gens qu’être américain, c’est être républicain, et qu’être républicain, c’est être trumpiste. Il y a ce réductionnisme dans son discours, et la simplicité se vend extrêmement bien.

LD : Jim Acosta, correspondant de CNN, s’est récemment fait bloquer l’accès à la Maison Blanche suite à des échanges houleux avec le président. On parle depuis d’atteinte à la liberté de presse ; que pensez-vous de cet enjeu, et comment défendre cette liberté fondamentale ? 

NC : Je pense que les démocrates vont le faire. C’était interdit de faire une telle chose jusqu’ici. C’est pour cela que je citais Lord Acton ; Trump ne vise rien de moins que le pouvoir absolu, y compris à l’égard de la liberté d’expression. C’est un grand danger. Ce n’est pas pour rien qu’il s’en prend constamment aux médias ; ce qui l’intéresse, c’est de soulever les foules. Tout ce discours émotionnel, passionné, ça mobilise. Mais la presse, c’est le cinquième état ; ils vont tenir bon. Le Washington Post a une équipe incroyable, spécialement pour tenir tête à Donald Trump, c’est pareil pour le New York Times. Et je pense que les démocrates vont agir.

Mais je crois aussi qu’il faudra quelqu’un d’aussi passionné que Donald Trump, avec un discours inverse sur la liberté de la presse, qui va pouvoir défendre ces libertés, avec toute son âme. Mais jusqu’ici, je ne vois personne d’aussi passionné, qui peut s’exprimer de façon si articulée, et qui peut convaincre les États-Unis qu’on parle d’une liberté fondamentale qui est en jeu, qui est un élément essentiel à toute démocratie en santé.

Est-ce qu’on a sacrifié l’objectivité dans les médias aux États-Unis ?

Quand j’étais jeune, on écoutait les nouvelles pour avoir les faits, de façon objective. Lorsqu’on nous parlait de la guerre du Vietnam, on croyait les médias. Mais la donne a changé ; on voit que des grands médias, tels CNN, NBC, sont très clairement anti-Trump ; mais l’on a aussi Fox News, qui épouse complètement son agenda politique. Est-ce qu’on a sacrifié l’objectivité dans les médias aux États-Unis ? Je crois réellement que ces médias doivent se rendre compte de cet enjeu de parti pris. Si CNN dit que c’est noir, et Fox News dit que c’est blanc, que doit-on croire ? Cette confiance était présente autrefois, mais il semble y avoir eu une sorte de crise de confiance dernièrement face aux journaux et aux médias. Et tous ces phénomènes de faits alternatifs, de fausses nouvelles, ce sont des questions foncières, presque philosophiques, auxquelles la démocratie américaine doit absolument s’adresser maintenant.

Une version précédente de l’entrevue indiquait qu’un afro-américain de l’aile de Bernie Sanders avait été élu en Floride. Le Délit regrette cette erreur. 


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