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La diversité littéraire est-elle en danger ?

Inquiétude chez les librairies indépendantes

Béatrice Malleret | Le Délit

Un client entre dans la librairie où je travaille afin de se procurer le tout nouveau Anne Robillard. Il en ressort les mains vides, mécontent, parce que notre commerce indépendant ne peut faire compétition à un Costco qui le vend au prix net (équivalent à un rabais de 40%). C’est un triste scénario qui arrive malheureusement trop souvent. 

Certains clients ne réalisent pas qu’il est impossible pour un commerce indépendant de se permettre une telle réduction du prix. Ils ne réalisent pas non plus qu’ils n’auront jamais, dans un magasin à grande surface, un service comparable à celui offert dans une librairie et qu’ils n’y trouveront rien d’autre que des best-sellers. Les géants vendent en masse, mais à défaut d’une variété d’options. Les titres moins en demande, dont font partie la plupart des auteurs québécois francophones et anglophones, ne sont disponibles que dans les librairies. Les auteurs de ces livres comptent pourtant sur ces lieux pour leurs revenus et pour assurer une pérennité à la culture québécoise. Ces dernières années, plusieurs librairies ont dû fermer boutique et les retombées se font encore sentir chez les membres restants. Qu’arrivera-t-il si d’autres s’éteignent encore ? Où le lecteur pourra-t-il trouver le théâtre de Larry Tremblay ou les romans de Simon Boulerice ? Qu’adviendra-t-il de la diversité littéraire ?

Mais là ne s’arrête pas le défi des librairies. On pourrait citer le déménagement des ventes du côté du numérique ou encore la fluctuation du nombre de lecteurs, mais ce qui retiendra notre attention ici est plutôt une autre problématique, moins connue des consommateurs, qui en appelle à des considérations éthiques : ce constant combat des librairies indépendantes face aux colosses tels Renaud-Bray.

Brève chronologie

En février 2014, le distributeur Dimedia et le libraire Renaud-Bray entrent en conflit. Cette querelle qui durera jusqu’en mai 2015 est déclenchée lorsque ce dernier refuse de payer ses factures selon le procédé établi depuis plus d’une dizaine d’années. Résultat : Dimédia retient toute commande des magasins Renaud-Bray. Réaction du siège social : aller se procurer les best-sellers directement chez les éditeurs de France. L’événement non médiatisé qui a suivi a pourtant été marquant. Allant jusqu’au bout dans son boycottage du distributeur, la grande chaîne met en vente le huitième tome tant attendu de la série pour jeunes ados Journal d’un dégonflé de Jeff Kinney sans respecter l’embargo, et en aidant la promotion du livre avec une date de vente précédant celle de la compétition. Les embargos sur les bons vendeurs existent pour que toute librairie ait les mêmes possibilités de ventes que ses compétiteurs, chaque journée comptant pour beaucoup dans les profits. C’est une règle éthique que les commerces ont toujours respecté, sauf cette fois-ci.

En mai 2015, au moment où le conflit avec Dimedia prend fin, Renaud-Bray acquiert les magasins Archambault, augmentant encore plus son chiffre d’affaires.

En 2016, la coopérative des Librairies indépendantes du Québec (LIQ) voit quatre de ses membres fermer leurs portes, tous pour des raisons de baisse des revenus. Le commerce du livre n’est pas en expansion, et l’ouverture de nouvelles succursales de la chaîne Renaud-Bray, par la force de son poids, entraine la fermeture des petits commerces de quartier, des entreprises familiales ayant pignon sur rue depuis longtemps.

« Les auteurs de ces livres comptent pourtant sur ces lieux pour leurs revenus et pour assurer une pérennité à la culture québécoise »

En janvier 2017, on annonce que la librairie Raffin se fait évincer des Galeries Rive-Nord à Repentigny, pour y laisser entrer un magasin Renaud-Bray. Cette stratégie n’est pas une nouvelle pour la grande chaîne, ayant antérieurement procédé à l’ouverture de succursales dans des régions profitant déjà du service d’une librairie indépendante. Cette méthode rappelle tristement celle employée par Chapters-Indigo afin d’obtenir le quasi-monopole du côté canadien-anglais.

En septembre 2017, c’est au tour du distributeur Prologue de se faire acheter par Renaud-Bray. Prologue est le troisième distributeur en importance au Québec. À la suite de ce rachat, « le Groupe Renaud-Bray regroupe 30 librairies Renaud-Bray, seize librairies Archambault, la librairie Olivieri et la librairie anglophone Paragraphe, les boutiques virtuelles Renaud​-Bray​.com et Archambault​.ca, un entrepôt Web et la librairie La Sorbonne en France, et Prologue », disent Lalonde et Pineda dans l’article qui parut en septembre 2017 dans Le Devoir. Cela correspond à 40% du marché québécois du livre ! Cette transaction inquiète et ébranle durement les petits libraires, qui en viennent à craindre que le géant y soit fortement privilégié. La médiatisation qu’a reçue cet événement a cependant contribué à la sensibilisation des acheteurs. Je l’ai constaté : les clients ont été plus nombreux — heureusement — à affluer dans les librairies indépendantes, désireux de les appuyer et de faire valoir leur soutien. Il est peut-être bon de rappeler que Québecor reste financièrement le plus gros groupe du monde du livre, possédant une vingtaine de maisons d’édition, et que ce n’est donc pas l’achat d’une compagnie par une plus grosse qui est inquiétant, mais plutôt le conflit d’intérêts dans l’achat d’un distributeur par un revendeur. Renaud-Bray y obtient un pouvoir de décision immense dans le milieu, lui donnant la possibilité d’imposer les conditions commerciales de son choix. Je dois le préciser : l’univers du livre, malgré toutes les petites luttes, se porte bien dans l’ensemble. C’est pourquoi l’ombre faite par le géant menace autant.

Dans l’absolu, j’incite les gens à acheter des livres, n’importe où. Il faut encourager nos auteurs, faire vivre notre culture, se faire plaisir avec des mots. Notre littérature vaut tellement la peine d’être découverte, lue, appréciée, relue et discutée. J’espère simplement que cet article pourra sensibiliser les lecteurs quant à l’endroit où ils iront se procurer leurs futurs bouquins. Pour ma part, je préférerai toujours encourager les libraires indépendants dévoués et proches de leur clientèle, plutôt que des bêtes commerciales qui cherchent à faire de plus en plus de profits.


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