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Evangéline Durand-Allizé | Le Délit

Qu’est-ce qui fait un bon lecteur ou une bonne lectrice ? La question mérite d’être posée, et nécessite d’être lue. 

Il faut d’abord que le lecteur ou la lectrice puisse tourner les pages, ou scroller les lignes de l’objet lu, sans quoi la continuité de l’écrit s’estompe ; quand bien même une suite serait rédigée, elle n’existerait pas car elle ne se déroule que sur papier, et non sur pupilles. 

Il faut également 3 œufs, 150 grammes de farine de froment, et par trois fois le tiers d’une demi-tablette de chocolat. Ou plus précisément, il faut s’intéresser à l’objectif de l’écrit (s’il en possède un), à sa forme (un moule rond sera préféré à un plat carré), et ne pas croire tout ce que l’on nous raconte. 

Il faut ensuite croire tout ce que l’on nous raconte, tant que l’on nage dans les pages, celles des petites fenêtres en arc-de-cercle ; se vêtir du pagne des lignes de l’histoire.

Il faut un peu de témérité, et oser déchiffrer le double ‘f’ qui suit le ‘déchi’ — braver les mots dans leur entièreté sous peine de les déchirer.

Il faut parfois boucler son iris, sampler ses paupières, décoder subrepticement, à répétition, une phrase. Il faut de temps à autre fermer les yeux, pour laisser les arômes des mots décanter, et infuser les effluves de l’esprit.

Il faut aussi se dire que ce qui est lu n’est plus à prendre, mais reste à découvrir.

Pour lire, il faut toujours obéir à l’auteur·e contre son gré ; suivre le rythme des syntaxes qui nous sont imposées. Le rythme peut être écourté par petit sot intelligent ; il demeure toujours le même et nous ne pouvons y échapper. Tout au plus, nous altérons la musique, mais nous n’en changeons pas sa composition. Nous nous la rendons plus inaudible.

Il faut se réveiller lorsque l’on s’est endormi·e page 297, paragraphe 6 ligne 4, douzième mot. Le chapitre 3 aurait dû finir bien plus tôt.

Il faut s’absoudre de l’absurde, réaliser le réalisme, policer le policier, fantasmer le fantastique, et se tricoter une paire de trois chaussettes ; la dernière changeant toujours de couleurs. Il faut s’essayer à tous les styles, s’essuyer sur toutes les couvertures, quitte à être couvert·e d’un charbon lettré.

Il faut se dessiner les contours flous de visages fumeux. Brume personnelle où l’on ne voit pas plus loin que le bout de sa ligne.

Et puis surtout, au bout d’un moment, il faut accepter d’arrêter. De toute façon, même si vous ne le vouliez pas, je le ferais pour vous.


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