Aller au contenu

Les invasions barbares de l’humour

Les dangers d’une surreprésentation de l’humour absurde blanc au Québec.

Béatrice Malleret | Le Délit

L’ humour au Québec semble intouchable : celle (dans le présent cas) qui ose monter le ton quand vient le temps de parler de la culture comique québécoise devient inévitablement une rabat-joie aux yeux de plusieurs, et comme le mentionne Michael Billig dans Laughter and Ridicule : Towards Social Critique of Humour, il est très facile pour la personne critiquant d’être vite tournée elle-même en ridicule. Il ne s’agit pas ici de critiquer le rire en lui-même ou de douter de ses vertus, mais bien de souligner le goût du public pour l’humour absurde par-dessus les autres formes, et de ce fait de la disparition de la satire et de son impact sur le public. 

Aujourd’hui, je prends le risque de gâcher l’ambiance, parce que je pense que le jeu en vaut la chandelle. Il me tient à cœur de dénoncer l’absence remarquée de la satire et les conséquences non seulement de cette absence, mais aussi celles de la surabondance de l’humour absurde dans la sphère publique. 

L’humour absurde

Cet humour dit absurde prend plusieurs formes : selon Simon Papineau dans son livre Le sens de l’humour absurde au Québec, il peut être cérébral, moderne psychoaffectif ou encore moderne social. Dans le présent cas, ce sont surtout les deux premiers types qui nous intéressent. Pour ce qui est de l’humour absurde cérébral, il se situerait quelque part entre l’absurde et la poésie et proposerait un monde à part, à l’image du ou des humoristes.

À l’ère de la désinformation, accompagnée, sinon causée, par une crainte de la vérité, il me semble dangereux de s’enfermer continuellement dans la bulle protectrice que propose l’humour absurde.

Du côté de l’humour absurde moderne psychoaffectif, on parle dans l’œuvre de Papineau de la pensée par le biais d’une logique absurde pour aborder des thèmes comme l’amour, la mort, la maladie, etc.  Le philosophe Henri Bergson parle « du mécanique plaqué sur du viva » pour envelopper le très large spectre du comique, du risible. L’humour absurde, il me semble, pourrait être un trop-plein de mécanique, et il est difficile à saisir parce qu’il est la mousse du stand-up comique, le « méta », la blague sur la blague. De ce point de vue, il n’est pas surprenant de constater que les débuts des Denis Drolet n’ont pas été de tout repos, et que l’humour absurde était alors une contrée inconnue du paysage humoristique québécois. Depuis, André Sauvé et des humoristes de la relève tels que Rosalie Vaillancourt ou Julien Lacroix ont largement et brillamment exploré         

cet univers.

Vous aurez maintenant compris que je ne cherche pas à faire le procès de telle ou telle forme d’humour, au contraire, j’espère le retour d’un équilibre entre l’humour absurde — qui  semble vendeur par les temps qui courent, médiatisable et médiatisé par des grosses entreprises comme Québecor — et  l’humour satirique comme celui d’Yvon Deschamps. La satire porte à réflexion de par sa nature critique ; elle cherche à faire grincer des dents, à porter un jugement, sur les mœurs ou sur les individus, bref c’est un humour qui sous-entend une critique sociale. Yvon Deschamps, dans ses monologues, a parfois été incompris, accusé à tort d’homophobie ou de racisme, alors qu’il ne semblait en fait qu’interpréter une caricature de ces grands problèmes sociologiques : il incarnait ces tabous sans les nommer. Il faut dire que le monologuiste faisait rayonner l’esprit de la Révolution tranquille à travers son humour cinglant.

Les milléniaux hédonistes

À l’ère de la désinformation, accompagnée, sinon causée, par une crainte de la vérité, il me semble dangereux de s’enfermer continuellement dans la bulle protectrice que propose l’humour absurde. Considérant l’importance de l’humour au Québec, c’est-à-dire son rôle crucial dans la construction de l’identité québécoise et dans l’affirmation de notre langue, il me semble d’une grande importance de donner une plus grande tribune à des humoristes comme Fred Dubé ou encore Louis T, entre autres. L’humour traverse les époques, et son importance comme son envergure grandissent : lorsque l’on pense qu’on est passé du Club Soda au Festival Juste pour rire, ou encore que les cascades d’Olivier Guimond sont matière à sketch dans les Bye Bye année après année, on ne peut douter de toute l’emprise qu’a l’humour et son marché sur le Québec. De ce fait, l’humour et les humoristes m’apparaîssent comme la grande sœur ou le grand frère du public québécois, je m’explique : le public étant bombardé de nouvelles déprimantes, que ce soit à la télévision ou par les journaux et les réseaux sociaux, le stand-up comique à tendance engagée propose une critique, une vision neuve pour le ou la spectateur·rice qui peut rapidement se sentir désarmé·e face à l’actualité grise et peu prometteuse. Le public se retrouverait donc, pour en faire une analogie, dans la position du  benjamin au sein d’une immense famille dysfonctionnelle, et les humoristes, les cadet·te·s, sont ceux et celles qui ont le pouvoir de prendre position politiquement tout en ayant la confiance et l’attention du public, à la manière de frères et sœurs, mais l’un·e ayant l’autorité (artistique) de dénoncer cette oppression.

Aussi, le manque de représentation des diverses communautés dans le paysage humoristique québécois nourrit d’autant plus ce dogme hédoniste : en excluant des artistes appartenant à des minorités visibles, il n’y a simplement pas de discussion dans le monde de l’humour. Ce manque de dialogue se ressent chez la jeunesse québécoise : certain·e·s ne pensent plus au grand problème de racisme systémique qui plane sur le Québec. Comme je l’ai mentionné plus tôt, loin de moi l’idée de bannir toute forme d’humour, il me semble simplement que des humoristes travaillant des textes dans l’intention d’ajouter une nouvelle pierre à l’édifice social politique du Québec devraient, dans le contexte socio-culturel actuel, avoir plus de visibilité, au nom d’une démocratie plus saine. Pourtant, la surabondance d’humoristes blanc·he·s pose aussi problème et explique en partie ce goût du public pour l’absurde : dans Histoire politique du comique au Québec, on parle d’une « indifférence par excès », et cette indifférence participerait à cette apesanteur, à cette perte de contact avec la réalité. Malgré cela, il semble qu’une plus grande concurrence à l’humour absurde et aux humoristes caucasien·ne·s infuserait la dose de nouveauté nécessaire pour enclencher cette pensée critique dont la population québécoise a si désespérément besoin.

Pour revenir sur ce dernier, André Sauvé, même s’il fait de l’humour absurde, porte à mon avis une opinion mieux discernable sur l’individualisme, et sur une manière de vivre (par exemple) que plusieurs de ses confrères et consœurs, mais ne fait plus autant d’effet qu’avant. Évidemment le paysage humoristique change avec la relève, et je ne souhaite pas faire l’apologie du passé, mais le manque de diversité se voit dans les choix faits par Québecor et cie, et c’est bien dommage. 

Pluralité rime avec diversité

En plus de privilégier des artistes de l’absurde, une autre ressemblance me semble frappante : mais où est donc la diversité culturelle en humour au Québec (sans parler de toutes les autres formes de performance artistique)? Que ce soit pour la relève ou la vague qui l’a précédée, ni dans l’une ni dans l’autre y a‑t-il eu un changement notable de ce côté. Pourtant, les plus grandes boîtes gagneraient à supporter des spectacles comme Extremiss qui mettent en scène des groupes d’humoristes qui ont traité, hier soir, des sujets                           « délicats », pour reprendre les mots du synopsis de ce spectacle en particulier. Mettre à l’avant des artistes de toutes les communautés et de tout genre, c’est aussi une façon d’exprimer une opinion


Articles en lien