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Satire, moquerie et humour noir

Peut-on rire de tout ?

Rose Chedid | Le Délit

Tout comme il y a d’innombrables sensibilités à l’humour, il existe une variété de manières de faire rire, certaines faisant plus débat que d’autres. Aujourd’hui, la satire, le sarcasme et l’humour noir sont des façons de faire rire encore courantes. Elles ont pour point commun de s’attaquer directement à une personne ou un groupe d’individus pour faire rire l’auditoire. Il ne fait aucun doute que ces attaques causent une peine importante. Chacun s’est déjà vu être moqué publiquement au travers d’une blague sarcastique, et est donc bien conscient des dommages que cela peut causer. 

Parmi toutes les attaques, l’humour noir ne correspond pas simplement à de la moquerie envers autrui. Il est caractérisé par sa propension à pousser plus loin, à faire rire en abordant les absurdités, horreurs et peines de notre monde. Aborder de tels sujets publiquement rend son usage extrêmement complexe et son succès ne tient qu’à un fil : soit ça passe, soit ça casse.

La liberté d’expression, intrinsèque aux démocraties occidentales, autorise chaque individu à aborder les sujets qu’il souhaite à sa manière. La moquerie et ses déclinaisons parfois verbalement violentes sont donc légales, mais qu’en est-il de leur aspect moral ? L’humour noir peut dépasser les limites, blesser et accabler certaines personnes ou communautés. Dans quelques cas, ces dernières peuvent répondre à ces moqueries par des menaces, voire des actes de violence physique. En 2015, la France a été touchée par un attentat faisant 12 morts dans les locaux de Charlie Hebdo, un journal satirique traitant de l’actualité par le biais de caricatures provocatrices. L’assaillant a justifié ses actes en accusant le journal d’avoir auparavant représenté le prophète Mahomet à travers des caricatures dégradantes.

« Notre statut social, notre couleur de peau, notre religion et nos autres caractéristiques, déterminent implicitement notre droit, ou notre interdiction à la moquerie »

Ces évènements ont exacerbé un débat qui divise au sein de nos sociétés : peut-on réellement rire de tout ? Le « drôle » n’est-il pas un outil de légitimation de la moquerie, pour rire du malheur des autres ?

Qui peut rire de quoi

La légitimité d’une moquerie dépend du contexte dans lequel elle est émise, du statut social de celui qui fait la blague, et des personnes auxquelles elle s’adresse. La question du statut est cruciale, car elle détermine qui a « le droit » de rire de quelqu’un : selon la logique sociétale, une personne issue d’un groupe social défavorisé et marginalisé semble détenir toute la légitimité à se moquer de son propre groupe social, étant donné qu’elle connaît elle-même une condition difficile, et sait « de quoi elle parle ». À l’inverse, une personne plus favorisée qui se permet de rire de la misère d’un monde qu’elle ne comprendra probablement jamais, est automatiquement jugée comme immorale et à censurer. Notre statut social, notre couleur de peau, notre religion et nos autres caractéristiques, déterminent implicitement notre droit, ou notre interdiction à la moquerie. La même blague prononcée par deux individus différents n’aura probablement pas le même effet, bien que leurs motivations puissent être les mêmes, et qu’aucun mal n’ait voulu être commis.

En somme, même si la hiérarchisation sociale n’est pas institutionnalisée, il ne faut pas négliger la réalité des normes tacites et intériorisées. Non, tout le monde ne peut pas rire de tout, il existe un droit à la moquerie.

L’intention dans l’humour noir

L’intention de la blague a aussi son importance. Comme énoncé plus tôt, s’il est correctement utilisé, l’humour noir n’est pas violent par malice ; il tente d’utiliser la provocation de manière consciente et réfléchie, et ce, pour dénoncer les horreurs de notre monde, à travers le rire. Seulement lorsque ces critères spécifiques sont respectés, et lorsqu’il n’est pas employé simplement pour choquer, l’humour noir peut être légitimé. Aujourd’hui, l’humour noir peut encore être employé comme outil de plaidoirie par certains humoristes, notamment pour sensibiliser leur auditoire aux problèmes sociétaux. Mais, l’humour noir sort trop facilement de son cadre initial, et est trop fréquemment mal utilisé. Il perd donc sa portée politico-sociale, alors que que c’est justement elle qui fonde sa légitimité. Tout cela témoigne donc de la complexité de l’ouvrage : un humour pesé et réfléchi se fait malheureusement rare aujourd’hui, d’où la recherche d’une validité, non pas dans les propos, mais dans le statut social.

Vers la banalisation du mal ?

On a tous déjà entendu cette personne ayant réponse à tout, et qui, après avoir prononcé une blague provocante ou simplement déplacée, balaye tout commentaire et critique allant à l’encontre de ses propos en clamant haut et fort le sempiternel : « eh, mais c’est une blague, détends-toi ! » Alors que non, ce n’est pas une question d’être coincé ou rabat-joie, bien au contraire : l’humour noir, au détour d’une blague considérée « limite », peut réellement gêner, voire blesser une personne. L’utilisation du sarcasme, de la satire et de l’humour noir en général peut souvent être vue comme un moyen détourné pour critiquer et se moquer d’autrui sans en craindre les conséquences, car le rire « sauve » : les propos offensants sont vus comme légitimes dans les circonstances de la blague. Néanmoins, ce type d’humour, jouant avec les vulnérabilités des uns et des autres – les différences physiques, les constructions sociales, etc. – peut avoir de véritables conséquences néfastes, d’autant plus que la tendance vers l’hypersensibilité dans nos sociétés actuelles n’est pas négligeable. Il est également important de noter que l’usage de l’humour noir renforce les faiblesses et vulnérabilités d’autrui, le tout basé sur des stéréotypes et généralités internalisés par la société. Les premières cibles sont les minorités ethniques, de genre, ou religieuses, et les personnes racisées ; en somme les plus « faibles » de nos sociétés – celles qui sont peu écoutées, sous-représentées et marginalisées. Ainsi, accepter et rire de l’humour noir révèle une certaine banalisation du mal.

Il semblerait que ce soit toujours les mêmes qui soient moquées, et que ceux qui adhèrent au « on peut rire de tout », soient eux aussi toujours les mêmes : les moqueurs. Ces derniers rient donc d’autrui sans jamais rire d’eux-mêmes, et sont les premiers à se plaindre qu’« on ne peut plus rien dire aujourd’hui », mais sans jamais se remettre en question, ni se demander d’où provient le réel problème. Leur refus d’introspection vient du fait que ces individus baignent dans des microcosmes fermés, où tout le monde se ressemble, et où personne n’a jamais été victime de ces blagues, étant donné qu’ils en sont les émetteurs.

« Nous ne pouvons plus accepter de rire de stéréotypes d’un autre temps, mais cela n’implique pas que nous soyons condamnés à ne plus rire du tout, cela appelle plutôt à s’adapter à des normes qui évoluent »

Une hypersensibilité sociétale ?

Aujourd’hui, il y a une véritable dissociation entre l’intention derrière une blague et l’effet qu’elle produit. Si une blague est jugée déplacée, la priorité est axée sur la ou les victimes de ces propos, et l’auteur s’en retrouve instantanément blâmé, sans qu’on cherche à comprendre l’intention derrière sa blague. Nos sociétés ont particulièrement tendance à voir le mal, avant même qu’il survienne.

Cela nous amène à réfléchir sur la tournure qu’a pris l’humour aujourd’hui, et sur l’évolution de l’humour noir au fil du temps. Prenons comme exemple, Pierre Desproges et Coluche, deux humoristes français des années 60 à 80, qui maniaient le sarcasme et l’humour noir à un certain degré, souvent avec grossièreté et causticité. Leurs sketchs sont aujourd’hui considérés par beaucoup comme dépassés. Il semblerait alors que la tolérance était beaucoup plus élevée il y a quelques décennies : le rire fusait plus facilement. En réalité, ce qui était drôle avant ne l’est plus automatiquement aujourd’hui, et heureusement.

Mais l’hypersensibilité d’aujourd’hui impose-t-elle la nécessité de s’autocensurer et de se taire plutôt que de risquer une blague pouvant potentiellement être mal interprétée ? Il est important de différencier humour et humour noir. Nous ne pouvons plus accepter de rire de stéréotypes d’un autre temps, mais cela n’implique pas que nous soyons condamnés à ne plus rire du tout, cela appelle plutôt à s’adapter à des normes qui évoluent. Face à un humour noir archaïque, il y a la nécessité de réinventer de nouvelles formes d’humour.


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