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« Sois créative et tais-toi »

Les enseignants d’école d’art forcent et bloquent la créativité.

Evangéline Durand-Allizé | Le Délit

L’école d’art. Elle est un point d’interrogation du monde de l’enseignement. Terre recluse, énigmatique et excitante, elle est peuplée d’êtres hors d’atteinte et de mystères aux yeux de l’homme profane.

Personne ne sait exactement ce qu’il s’y apprend, personne n’est capable de dire ce qui doit y être enseigné. Enseigner l’art, le grand Art, celui qui s’émancipe des techniques de l’artisanat ; enseigner la créativité, n’est-ce pas là une révoltante contradiction ? Un affront au sens commun et à la dignité de l’artiste ? Car l’artiste bénéficie encore de ce statut tout particulier, celui de l’être à part, qui sait se distancer du monde pour en offrir sa propre vision. Toute seul dans sa chambre, magnifiant son spleen en tremplin de créativité, l’artiste invente. Il peut apprendre des techniques, mais sa créativité n’a d’autre professeur que son talent. Pourtant, ce stéréotype du génie solitaire masque souvent la décevante vérité : la plupart des artistes ont été des élèves. Ils sont passés par ces fameuses écoles d’art qui souffrent de tant de clichés, et n’y ont pas seulement appris à manier un pinceau ou un logiciel, ils ont appris à être artistes.

C’est à ce moment qu’interviennent les professeurs. Nous les négligeons souvent dans l’équation artistique, pourtant leur rôle est immense. Bien plus que de simple maîtres de technique, ce sont eux qui détiennent les clés d’un monde complexe et pour beaucoup hermétique. Mais qu’enseignent-ils exactement ? Quel est leur influence et leur responsabilité vis‑à vis des artistes en devenir ? La diversité de la création artistique au sein même des écoles interroge.

Evangéline Durand-Allizé | Le Délit

La spécificité des beaux-arts

En tant qu’ancienne élève d’études de beaux-arts, maintenant reconvertie, l’exposé que je peux faire du monde artistique est forcément biaisé. Mon jugement est le résultat d’une expérience particulière dans une école particulière, le récit d’un petit bout de chemin dont j’ai dévié par la suite, en ratant probablement une bonne partie du paysage.

Et ce récit est le témoignage de ce que l’enseignement de l’art peut avoir de frustrant et de destructeur, aussi bien sur le plan artistique que personnel. Il est difficile de définir précisément ce en quoi consiste l’enseignement des beaux-arts aujourd’hui. En l’absence d’autorité régulant les canons de cette éducation (car cela viendrait contredire la liberté fondamentale sur laquelle repose la création artistique) chaque école établit ses propres règles. Celle dont j’ai fait l’expérience est une école dite « préparatoire ». La « prépa d’art » est comme un modèle réduit de l’école d’art : elle prépare ses élèves aux concours des écoles, tandis que les écoles préparent leurs élèves à l’entrée sur la scène de l’art contemporain. La « prépa » ne prétend pas munir ses élèves d’un bagage technique particulier, mais de leur apprendre à prouver, au monde, mais avant tout aux jurys des écoles, qu’ils sont des artistes et ont quelque chose d’unique à exprimer et à nourrir.

Cependant, sans me risquer à manier des concepts bancals, il est important de rappeler ce que les beaux-arts ne sont pas, ne sont plus. Les beaux-arts ne désignent ni le graphisme, ni la bande dessinée, ni le jeu vidéos, ni bien d’autres formes d’art avec lesquels on les confond souvent. Car s’ils font partie de la même famille, leur pratique et leur enseignement diffèrent en de nombreux points. Là où le graphisme ou la bande dessinée requièrent le respect de règles techniques précises, les beaux-arts revendiquent une liberté totale, et la créativité tant recherchée repousse sans cesse les limites de sa définition.

« Former un artiste, c’est avant tout assurer sa capacité à se trouver une place sur la scène contemporaine, lui enseigner à être original, intéressant »

Evangéline Durand-Allizé | Le Délit

Les canons sont oubliés

Les beaux-arts se réinventent tous les jours. Cette constante évolution révèle alors ce qu’ils ne sont plus. Au début du 20è siècle, à l’école des Beaux-Arts de Vienne, Egon Schiele se familiarisait aux diverses techniques de peintures jusqu’alors développées, de la peinture réaliste à l’expressionnisme en passant par l’impressionnisme, jusqu’aux balbutiements de l’abstraction. Selon l’enseignement académique de l’époque, ce n’est qu’après avoir maîtrisé ces différentes techniques qu’il a pu ensuite affirmer son propre style, comme une surenchère à l’histoire de l’art. Ce modèle était le même dans toute l’Europe ; Picasso maîtrisait un dessin réaliste parfait, Duchamp s’est illustré dans le cubisme avant d’exposer ses ready-made. Aujourd’hui, la recherche de l’originalité, la formation de sa propre « patte » n’est plus qu’une affaire personnelle, distinct de l’enseignement académique. C’est même devenu son but premier. Former un artiste, c’est avant tout assurer sa capacité à se trouver une place sur la scène contemporaine, lui enseigner à être original, intéressant. Lui apprendre à parler de son oeuvre, à être une personnalité avant d’être un artisan.

Il est donc facile de percevoir en quoi l’enseignement des beaux-arts diffère d’autres parcours académiques. Certes, comme l’élève de marketing ou d’entrepreneuriat, l’apprentie artiste est poussée à proposer un produit nouveau sur la base de ce qui a été fait. Mais cela ne s’arrête pas là. Il ne s’agit pas uniquement d’une transmission de savoir et de techniques, mais plutôt de la formation de l’individu dans ce qui constitue son individualité. L’artiste doit façonner sa personne autant que ses oeuvres.

« Expliquer une oeuvre nous donne des clés pour accéder à [l]a personnalité de l’artiste : l’art est comme un rétroviseur de [l’] intérieur »

L’impératif d’originalité

Pour ma part, cette insistance sur la formation de l’individu a été particulièrement douloureuse. Mes professeurs se disaient accompagnateurs, conseillers, pour nous pousser à exprimer par l’art ce qu’il y avait en nous de plus profond, de plus passionné. Les écouter était un laissez-passer pour la réussite, car eux savaient ce que les grandes écoles exigeaient. Ils connaissaient le genre de personnalité et discours qui peuvent susciter l’intérêt du public contemporain. Sûrs de leur jugement, ambassadeurs des jurys, ils pouvaient nous dire si nos travaux étaient originaux, intéressants, novateurs, ou au contraire plats, redondants, ennuyeux. Ainsi, ils nous guidaient alors dans nos projets pour faire fleurir nos idées, les développer d’une manière toujours plus originale et attractive. C’était là que résidait tout le problème. Pour ma part, au lieu de m’aider à développer ma personnalité artistique, l’impératif d’originalité est intervenu comme une négation de mes instincts premiers.

Je ne me reconnaissais pas dans les impératifs de l’art contemporain. Je ne voulais pas parler, encore et toujours, de sexe pour choquer un public qui a déjà tout vu. Les anachronismes picturaux et autres chocs visuels ne m’intéressaient pas. L’art de Bill Viola ou celui de Damien Hirst me laissent indifférente. À l’inverse, je préférais les portraits, les corps nus, la peinture et la délicatesse de Nicolas de Staël. Je n’ai aucun problème à ne justifier mes oeuvres que par la simple beauté qu’elles ont pu m’évoquer. Malheureusement pour moi, ces idéaux artistiques sont d’un autre temps. Le triomphe de l’artiste romantique qui aime capturer la beauté du monde est révolu. Aux yeux de mes professeurs, je suis née deux siècles trop tard, la scène contemporaine m’écrasera de son dynamisme et de son appétit de nouveauté.

L’art : un rétroviseur du soi

Inutile de préciser que l’école véhiculait une certaine idée normative de ce qu’est l’art et ce qu’il doit être, de la place de l’artiste. Comme dans tout enseignement, l’élève n’y apprend pas seulement du contenu, mais se forge aussi une idée de ce qu’est l’objet étudié. De la nature de l’art contemporain et de la place de l’artiste dont ils faisaient cas, je retiens quelques idées. L’artiste, la vraie artiste, est celle qui sait apporter quelque chose de nouveau, pour la simple raison qu’elle exprime sa propre vision du monde mais aussi ce qu’elle est. L’expression artistique est pour elle la forme la plus privilégiée d’introspection, ce qui la représente le mieux, et de manière la plus directe. Le processus créatif est une succession de choix, chacun pouvant trouver son explication dans l’intimité la plus profonde de l’artiste. Ainsi scruter et expliquer une oeuvre nous donne des clés pour accéder à sa personnalité : l’art est comme un rétroviseur de son intérieur.

Si cette dernière idée est discutable, la marteler pendant une année entière n’est toutefois pas sans conséquences. Car si l’art est la représentation directe de la personnalité, la critique de l’art prend une toute autre dimension. Replaçons la situation dans son contexte. À la suite d’une semaine de réflexion/conception d’un projet et une autre d’exécution, l’élève présente son projet aux professeurs. À partir de là, deux scenarii. Ou bien, les professeurs s’accordent pour dire que l’art produit est digne d’intérêt, peut être qualifié d’original. C’est alors un éloge de l’artiste elle-même, la confirmation que sa personnalité mérite d’être montrée à un public, qu’elle est originale, unique, assurance que le chemin de l’expression artistique mérite d’être exploré.

Ou bien, l’inverse. Les professeurs font la moue devant ce qu’ils trouvent trop fade, trop simple, trop accessible ou esthétique, trop « vu et revu » , pas assez novateur, pas assez visuellement frappant ou conceptuellement dérangeant. Lorsque c’est ce deuxième scénario qui l’emporte, il est facile de voir ce que cette idée a de destructeur. Le mécanisme de pensée qui y était développé s’apparente à un syllogisme très simple :

Prémisse 1 : Ton art est la représentation la plus pure et la plus directe de Ta personne (« ton art, c’est toi »)

Prémisse 2 : Ton art n’est ni original ni intéressant

Conclusion : Tu n’es ni originale ni intéressante.

Cette accablante conclusion paraît terriblement simplificatrice. Elle l’est, pourtant c’était le sous-entendu, ou l’écho, de chaque jugement négatif porté par les professeurs de l’école. Et dans la tête de l’élève, encore trop peu assurée de sa personnalité artistique et de sa personnalité tout court, ce raisonnement est dévastateur. Pour l’apprentie artiste, les professeurs sont une figure d’autorité qu’il est difficile de contester, et leurs critiques viennent transformer une remise en question constructive en une dévalorisation personnelle. Le problème n’est plus le manque de talent, mais le manque de confiance.

« Cette élève arrive à croire qu’elle ferait mieux de peindre dans sa chambre, en hobby du dimanche, quelques toiles qu’elle pourra offrir à ses oncles »

La sélection des plus confiants

À partir de là, il est aisé de voir la facilité avec laquelle l’élève peut se convaincre que l’art n’est pas fait pour elle, ou du moins, que sa place n’est pas sur la scène de l’art contemporain, peu importe ses aspirations. Les critiques sont rapidement transformées en panneau de déviation pour les moins confiants. Cette élève arrive à croire qu’elle ferait mieux de peindre dans sa chambre, en hobby du dimanche, quelques toiles qu’elle pourra offrir à ses oncles et accrocher plus tard dans son salon. Mais qu’il ne vaut mieux pas tenter l’impossible : être une artiste. Celle capable de briller dans le monde de l’art contemporain.

Pourtant, ces critiques, chaque élève en a reçu. Certains y sont seulement plus réceptifs que d’autres, j’en faisais probablement partie. Si ce n’est pas la raison première de mon changement d’études, les dégâts au niveau de mon estime personnelle sont encore à vifs, deux ans plus tard. Et pourtant il me semble que j’avais —j’ai— comme chacun de ces élèves, mon propre talent, une sensibilité à exprimer, et trouve encore dans l’art un moyen d’expression privilégié. C’est ce qui m’amène à penser que la prépa d’art sélectionne non les plus doués, mais les plus confiants.

Est-ce forcément une mauvaise chose ? Difficile à dire. Cela sonne injuste, mais peut-être qu’effectivement les élèves les moins confiants se seraient noyés dans le milieu contemporain. Ce qui me semble plus certain, c’est qu’à dix- sept, dix-huit, dix-neuf ou vingt ans, il est impossible de juger de cela. Ni d’un talent, ni d’une carrière.

La responsabilité des professeurs

À la lumière de cette expérience, il me semble raisonnable de dire que la responsabilité des professeurs d’art vis-à-vis de leurs élèves est immense. Car elle ne concerne pas seulement la qualité de leur pédagogie ou du contenu de leur enseignement. Leur impact sur la vie personnelle de l’artiste est bien supérieure à celle qu’on pourrait attendre d’un professeur d’une autre discipline. Figures d’autorité artistique, c’est d’eux que dépend la confiance de l’élève en tant qu’artiste et donc en tant qu’individu, l’image que l’élève se forge de lui-même et la direction que prend l’affirmation de son identité artistique. Les professeurs perpétuent les critères de sélection de la scène de l’art contemporain. Chacune de leurs paroles conditionne les élèves à produire dans un certain sens, celui capable de plaire.


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