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Tocqueville : le diagnostic des médecins

L’auteur a découvert le matérialisme maladif en auscultant le citoyen démocratique.

Capucine Lorber | Le Délit

Bien que Tocqueville ait étudié la société américaine dans son voyage de 1831, la contemporanéité de ses propos marque les esprits. Il souhaitait mettre en garde ses lecteurs des périls qui pèsent sur toute démocratie en faisant ressortir les penchants pernicieux de l’homme démocratique. En particulier, l’auteur a mis en relief son amour du bien-être matériel, qui « entraîne tout dans son cours ». Aujourd’hui, le matérialisme outrancier se manifeste par les revendications salariales des médecins spécialistes et par leur utilisation parfois abusive du système de rémunération à l’acte.

La Fédération des médecins spécialistes tente de justifier l’injustifiable depuis des semaines : l’augmentation du salaire des spécialistes québécois, qui est déjà plus élevé que la moyenne nationale et supérieur de 36 000$ à celui de leurs homologues ontariens. Parallèlement, aucune mesure de contrôle n’est mise en place pour encadrer efficacement la rémunération à l’acte. Résultat : des médecins peu scrupuleux adoptent des « pratiques de facturation créatives » pour soutirer davantage d’argent dans l’exercice de leur fonction.

À première vue, l’obsession de l’argent chez les membres de cette profession paraît curieuse : ils font aisément partie du premier pourcent des plus riches Québécois. Quant à lui, Tocqueville n’aurait nullement été surpris. La démocratie, découlant de l’égalisation des conditions, donne lieu à une mobilité sociale nouvelle : « l’envie d’acquérir le bien-être matériel se présente à l’imagination du pauvre, et la crainte de le perdre à l’esprit du riche. » Toutes les classes peuvent convoiter la richesse, mais, corollairement, aucune classe démocratique n’est à l’abri de la ruine. C’est ce qui amène Tocqueville à qualifier l’amour matérialiste de passion de « classe moyenne ». Il ne faut pas se méprendre : pour l’auteur français, les médecins d’aujourd’hui représentent des « fortunes médiocres », donc typiquement moyennes, au regard des familles aristocrates. 

Par opposition, la société aristocrate est immobile : les aristocrates n’ont connu d’autre état que celui de la richesse, et ils n’ont aucune crainte de perdre ce statut. Conséquemment, « le bien-être matériel n’est pour eux point le but de la vie ; c’est une manière de vivre. Les riches ne se préoccupent point du bien-être matériel, parce qu’ils le possèdent sans peine. » En fait, les aristocrates sont si habitués au confort qu’ils manifestent un « mépris orgueilleux » à l’égard des jouissances matérielles. Leur opulence étant garantie, ils se tournent vers une ambition toute autre : l’honneur.

Si les médecins sont considérés comme les dieux de la société québécoise, ils ne se contentent pas pour autant de leur statut privilégié. En effet, les ambitions matérialistes ayant, en démocratie, préséance sur la quête de l’honneur, c’est le salaire qui constitue la préoccupation dominante dans la profession médicale. Payés par l’État, les médecins commandent sans vergogne des augmentations salariales alors même que le personnel enseignant –sans doute la profession la plus importante pour la société de demain– est sévèrement sous-rémunéré par le même employeur. Pis encore, nombre de médecins adaptent leur pratique en fonction de la rémunération à l’acte, et ce, au détriment du patient ou du système de santé (actes médicaux inutiles, interventions les soirs et fins de semaine, etc).

Loin de Tocqueville l’idée de rétablir un régime aristocratique –de toute façon, à son avis, la marche vers l’état social démocratique est un « mouvement irrésistible ». Cependant, il note que le citoyen démocratique risque de succomber à un matérialisme qui « absorbe » l’âme. Dans une certaine mesure, il faut résister à l’amour du bien-être matériel, qui « est devenu le goût national et dominant ». En somme, le penchant du citoyen démocratique à l’égard de l’opulence, qui afflige aujourd’hui la profession médicale, avait été diagnostiqué par Tocqueville dès 1831. L’injection de la valeur aristocrate de l’honneur ferait sans doute grand bien aux médecins, en plus d’être notoirement plus compatible avec le serment d’Hippocrate que la passion pour les jouissances matérielles. 


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