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Partir sans retour ?

Invisibles, une pièce subversive qui revisite poétiquement l’adolescence et ses tumultes.

Éva-Maude TC

Fugue et adolescence, liberté et violence, norme et marginalité, recherche et découverte de soi —autant de thèmes sublimement abordés par le texte de Guillaume Lapierre-Desnoyers, Invisibles, mis en scène par Édith Patenaude au Théâtre La Licorne. 

La liberté pour horizon 

La pièce s’ouvre sur une dispute acerbe, syndrome d’une crise d’adolescence difficile et d’une relation mère-fille conflictuelle. Chloé, quinze ans, incarne ce refus global des normes : refus des pilules de vitamines journalières aux livres de développement personnel de sa mère,  refus d’une vie rangée et lisse avec un mari agréable et un travail correctement rémunéré. 

« J’veux te dire que j’étouffe, que je manque d’air. De lumière aussi. Que j’veux rien savoir d’une vie aussi ennuyante que la tienne. Il y a d’autres choses que les talons hauts, le rouge à lèvres, pauvre brebis à la recherche des bras protecteurs d’un homme. Je veux plus, plus haut, plus loin, plus intensément. Que j’suis pas faite pour les enclos, même quand on met une piscine hors terre de vingt-quatre pied dedans. » 

Pour vivre et ressentir enfin, Chloé prend la route, direction les États-Unis. En tête ? Aucune destination, aucun projet, rien que manger et dormir, échapper à la mort et autant que possible aux violences et au viol, dépeint comme « une loto où t’as enfin des bonnes chances de gagner…» Un texte saisissant de fraîcheur et de justesse, sublimé par une interprétation crue et subtile. 

Je veux plus, plus haut, plus loin, plus intensément

La perpétuelle recherche 

À gauche de la scène, Madame Lise St-Aubin, mère de famille éplorée, ressasse à chaque instant les souvenirs de sa fille perdue, à la recherche d’un signe de vie ou d’une clé de compréhension de ces événements qui la dépassent et la laissent anéantie, seule avec son brushing impeccable dans une trop grande maison terne. 

À droite, le bureau de P., policier-enquêteur travailleur, spécialisé en enlèvement et fugue de mineur·e·s, exposé à longueur de journée à des images de cadavres d’adolescent·e·s et à des histoires familiales sordides, hanté par les visages des disparu·e·s, entreprend un tour des truck-stops (aires d’autoroutes, ndlr) pour retrouver Chloé. 

Entre les deux, un pan incliné —la route, et en fond, un écran sur lequel se succèdent des images de bitume et de câbles électriques. Perchées au sommet, Chloé et son amie Stacy racontent la fugue, la vie de femmes dans la rue, les abus, la faim et le manque de sommeil, les rêves lointains de voyage et le vacarme des camions. 

En guise de décor, des champs de blé d’Inde à perte de vue et des stations-services glauques, au milieu desquels se mêlent camionneurs et fugueuses, partageant les mêmes burgers huileux. En fond surtout, une indifférence sociale profonde et délétère, éveillée deux fois l’an par des reportages alarmants sur un nouveau tueur en série, alors que l’on retrouve chaque semaine des corps de jeunes femmes dans des conteneurs à déchets. Le portrait sociétal dressé par la pièce est résolument noir, bien que les personnages brillent par leur humanité et leur poursuite du sens.


Invisibles au Théâtre La Licorne jusqu’au 16 mars

Mise en scène par Édith Patenaude


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