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Osez penser autrement et vous serez sauvés

L’idéal de la croissance nous enferme à désirer ce qui nous tuera tous.

À ce stade tardif de notre développement civilisationnel, nous détenons assez de connaissances sur les conséquences de notre système économique pour affirmer que si nous continuons à croître de la sorte, la planète ne sera plus en mesure d’accueillir l’humanité ; notre environnement sera à un tel point transformé que notre passage aura laissé la place à une autre grande extinction massive du vivant. Face au constat d’un système économique suicidaire, comment pouvons-nous penser un système qui ne soit pas basé sur la croissance, sur le productivisme ? Cette question est fort problématique puisqu’elle sous-entend que nous sommes actuellement en mesure de changer collectivement. Or, il semble plutôt évident qu’un certain processus nous empêche de prendre en main notre destin et nous ne saurions nous insulter davantage que de croire qu’il n’est question que d’une guerre des classes. Bien davantage qu’un système politique et économique contrôlé par certains lieux de pouvoir, notre système repose avant tout sur la colonisation de notre imaginaire, sur le spectacle.

Croître pour croître

En effet, et c’est là toute la beauté ironique des systèmes basés sur la consommation et la production (donc la croissance):  nous ne pouvons pas les changer de manière aussi soudaine puisque nous ne le voulons pas. Ainsi, notre problème ne concerne pas singulièrement notre capacité à entrevoir des possibilités différentes, mais il apparaît plutôt qu’il nous est impossible de vouloir mettre en action ces mêmes possibilités. Le système a développé des mécanismes pour prémunir le changement de ton. C’est pourquoi, si l’on veut réellement penser autrement qu’à travers la croissance et éviter le piège dans lequel se sont aventurés les marxistes et les socialistes, c’est-à-dire penser un système dans les limites écologiques de notre planète et donc décoloniser notre imaginaire, il convient à présent à toutes et tous de comprendre la manière dont le système croissantiste colonise nos esprits.

À vrai dire, similairement à notre réaction face aux catastrophes écologiques qui pourraient bien causer à tous notre mort, alors que l’on pourrait s’attendre à ce que face aux problèmes endémiques des cancers, un pan important de la population —et même de la structure politique— se mobilise afin de travailler au niveau de la prévention à travers la nutrition et un mode de vie sain, le système actuel module d’une telle manière nos désirs que nous préférons réagir cyniquement à de telles choses et choisissons donc l’inertie, le marché lucratif de la bête réaction. Pourtant, il ne s’agit pas d’infantiliser les citoyens, mais bien de faire remarquer —quoique tragiquement— à quel point les êtres humains sont fragiles au regard de certains jeux cognitifs. Ce n’est donc pas sans raison, pour retourner à notre exemple, que « la lucrative lutte contre certains cancers occupera le devant de la scène aux dépens de sa prévention », suivant les mots d’Alain Deneault.

Le totalitarisme de l’économie [croissantiste] est aussi puissant que celui que les hommes ont combattu auparavant

Le choix « éclairé »

Le système croissantiste doit naturellement organiser les désirs des consommateurs puisqu’il serait aussitôt mis en danger si la demande ne savait plus répondre à la production. Le capitalisme, tout comme les systèmes croissantistes en général, produit puisqu’il doit produire pour survivre. Autrement, tout s’écroule. Erik Olin Wright, sociologue célèbre pour son livre Envisioning Real Utopias, avance en ce sens qu’en considération de cette logique, le capitalisme a une « dynamique portant à toujours acroître la consommation, elle-même supportée par des formes culturelles qui accentuent les manières selon lesquelles la consommation apporteraient la satisfaction tant désirée par l’individu » et donc produit ce que l’on pourrait nommer le consumérisme. Le problème étant, un tenant du capitalisme pourrait objecter à cela le choix libre et rationnel de chaque individu, or il nous apparaît que la dynamique culturelle, et donc sociale, dans laquelle nous enferme le capitalisme (la croissance) commande que nous repensions cette supposée liberté au profit d’une malheureuse organisation manufacturée de la société. 

En effet, pour retourner au capitalisme et à la manière qu’il a d’organiser la croissance, il semblerait qu’au niveau des universitaires et des professionnels de l’économie, un certain type de discours a plutôt privilégié longtemps la croyance selon laquelle la tournure dramatique qu’ont pris nos sociétés tiendrait d’un choix éclairé. L’une des prémisses profondément absurdes sur laquelle se sont longtemps fondées les différentes pensées classiques et néoclassiques, des écoles libérales en économie, repose sur la croyance en un être humain rationnel qui serait à même d’exercer un jugement éclairé sur une large série de propositions soumises à lui. Or, les travaux du nobélisé Richard Thaler, notamment, nous ont amenés à écarter cette prémisse trompeuse qui a justifié une grande série des ignominies qui jonchent dorénavant les sols de nos sociétés. Les travaux de Thaler ont démontré ce que plusieurs méta-analyses nous montraient déjà très bien : l’humain est hautement influençable. Autrement, toutes les grandes théories de marketing, ces mêmes théories qui ont réussi à modeler l’imaginaire de générations entières, n’auraient fort probablement jamais vu le jour ni même persisté de la sorte. À travers cette science de la propagande consumériste qu’est le marketing, l’alcool, la cigarette, les aliments riches en gras et en sucres et plusieurs autres « choix » auxquels sont confrontés les citoyens ne sont pas vraiment des « choix », mais plutôt des décisions fabriqués à travers une colonisation de notre imaginaire. Comme le disait si bien Georges Bernanos dans ses Écrits de combat (à travers les paraphrases de Jacques Allaire): « le totalitarisme de l’économie [croissantiste] est aussi puissant que celui que les hommes ont combattu auparavant. Mais sa forme est sournoise, parce qu’elle aiguise les appétits et les désirs jusqu’à ce que nous en venions à désirer ce qui nous détruit. » Corolairement, à l’heure actuelle, nous ne nous sauvons pas collectivement des catastrophes écologiques en devenir, alors même que nous savons pertinemment sur quel chemin nous nous trouvons entraînés.

Une fois sauvés, nous apprendrons à vivre

L’imaginaire et le spectacle

Face à ce genre de manipulations qui nous empêchent de vouloir ce qui nous sauverait, Cornelius Castoriadis, un grand philosophe franco-grec, avança à cet effet quelque chose de fort important : « Révolution signifie une transformation radicale des institutions de la société. […] Mais pour qu’il y ait une telle révolution, […] il faut que l’idée que la seule finalité de la vie est de produire et de consommer davantage —idée à la fois absurde et dégradante— soit abandonnée ; il faut que l’imaginaire capitaliste d’une pseudo-maîtrise pseudo-rationnelle, d’une expansion illimitée, soit abandonnée. » Autant pour dire, il nous faut changer de haut en bas toutes nos manières d’aborder nos désirs et notre volonté. Si l’on en croit Cornelius Castoriadis, les orientations singulières d’une société, ce qu’elle institue, caractérisent une société conceptuellement donnée. En parlant de ces choses, Castoriadis en appelle à ce que Durkheim nommait le « sacré », c’est-à-dire ce qui fait office de norme inébranlable, de nécessité du monde et donc ce qui organise le social. Castoriadis nomme ces choses les « significations imaginaires sociales » et il les nomme ainsi puisqu’elles ne sont pas réelles, mais proviennent d’une grille d’analyse du monde assez particulière qui ne saurait se suffire ailleurs que dans l’imaginaire collectif. Suivant cela, il semblerait que tous les types de sociétés offrent leur propre schéma de l’aliénation. Pour combattre la société croissantiste, il faudra lui substituer ses schémas destructeurs puisque productivistes par d’autres schémas, eux-mêmes possiblement aliénants dans une autre mesure, qui permettront de demeurer dans les limites écologiques de la planète. Une fois sauvés, nous apprendrons à vivre. Pour l’heure, nous devons survivre.

Dans la même lignée que celle de Castoriadis, l’écrivain et philosophe Guy Debord nous amène à penser certains des aspects colonisateurs de la société croissantiste à travers, chez Debord, le prisme du capitalisme. Suivant les thèses de Debord tirées de la Société du spectacle, le capitalisme ne consiste pas seulement en un système d’accumulation et de production, mais aussi en une colonisation de l’imaginaire des populations à travers plusieurs dispositifs très précis. Le capitalisme, ayant transformé nos imaginaires, nous amène à aménager la planète en fonction d’une logique qui nous surplombe tous ; nous ne produisons plus pour un quelconque bonheur, mais puisque le système nécessite que l’on continue à croître et à produire en masse toujours plus grande. C’est ici qu’un concept central à la lecture de la colonisation des esprits prend toute son importance : le spectacle, concept clef chez Debord, se définit par le développement d’une aliénation sociétale où le fétichisme de la marchandise vise à transformer la vie des citoyens. Ceux-ci perdent leur statut de membre actif au sein de la communauté et deviennent des consommateurs passifs. Ainsi, pour reprendre nos exemples mentionnés plus tôt, le consommateur ne cherchera pas à répondre aux problèmes politiques urgents, ni même à prendre soin de lui-même, mais cherchera plutôt à recréer la dynamique sociale dans laquelle le capitalisme l’enferme. Cette idée du spectacle est, à plusieurs niveaux, très proche de celle des « significations imaginaires sociales » pensées par Castoriadis. Plus spécifiquement, l’idée du spectacle chez Debord nous amène à considérer un certain type de sacralité corolaire à tout système constitutif d’une croissance totale.

Alors, devant ce macabre constat, que pouvons-nous faire ? Il semblerait que s’extirper du spectacle, du schème des désirs du système, soit très complexe, voire impossible à l’heure actuelle. Seule issue possible : questionner sans relâche et ne pas se suffire des mêmes doctrines doxales. J’invite tout un chacun à se relancer dans la lectures des Camus, Castoriadis, Debord et Vaneigem de ce monde. Osez penser autrement et vous serez sauvés.


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