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Raconter sans incarner

L’Homme Eléphant dénonce les cœurs de pierre et nous laisse de marbre.

Jean-François Hamelin

Sur la scène du Théâtre du Rideau Vert nous est racontée une histoire. Elle se situe en Angleterre, pendant l’époque victorienne au 19e siècle. On y prône l’exemplarité morale sur les terres qu’on colonise et on organise sur le territoire national des foires où l’on roue les difformes de coups de matraques. La vraie vie de Joseph Merrick, dit « l’homme éléphant », permet d’illustrer l’hypocrisie de la rhétorique coloniale et celle liée au traitement des personnes en situation de handicap. Son histoire est mise en scène par Jean Leclerc, d’après la pièce  Elephant Man, écrite à la fin des années 1970 par Bernard Pomerance. 

Une dénonciation puissante

La pièce nous laisse voir sans censure de nombreux travers de la société anglaise de l’époque, empêtrée dans une religiosité hypocrite où l’altérité est rejetée. Les membres des hautes sphères sociales s’octroient un droit de regard sur l’humanité des individus. Les personnages sont marqués par un racisme profond. L’étranger doit, pour devenir humain, adopter les valeurs et les coutumes anglaises. Pourtant, Joseph Merrick, atteint du syndrome de Protée, à l’origine de fortes difformités physiques est moqué, battu et rejeté. Il n’est aux yeux des autres qu’un étrange monstre inhumain. La sainteté et la civilité dont se pensent pourvus certains anglais vis-à-vis des autres cultures sont par-là violemment déconstruites.

Au fil de la pièce, le rapport des autres à Joseph évolue : d’abord utilisé comme bête de foire, il est ensuite hébergé à l’hôpital de Londres sous la protection du Dr Frederick Treves, qui se place comme son sauveur. Entre les murs aseptisés, il apprend progressivement l’usage de la parole et les normes en vigueur dans la  haute société. Acteur·ice·s, politiciens, monarques : tou·te·s se pressent progressivement à son chevet, comme pour expier leurs propres péchés. Chacun brille par son hypocrisie et la chambre d’hôpital abrite un spectacle de bien-pensance. Le texte interroge ainsi avec force notre rapport au handicap, vu tantôt comme repoussant, tantôt comme attrayant, sans que la perspective des personnes concernées ne soit réellement écoutée. 

Transmise sans originalité

Si l’on sort de la salle tourmenté·e par les questionnements violents provoqués par le texte, la mise en scène elle-même ne nous laisse en revanche qu’un fade souvenir. Elle nous fait l’effet d’un miroir posé devant le texte, qui s’effacerait derrière son reflet. 

Le décor se veut simple, constitué pour une grande partie de la pièce, d’un bureau, d’un divan et de l’horloge de la façade de l’hôpital derrière laquelle était caché Joseph, avant son transfert au sous-sol dans un appartement privé. Ce choix s’explique probablement par la volonté de concentrer l’attention du spectateur sur les répliques, et sur les relations entre Joseph et le reste du monde. Si l’effet recherché est atteint, il n’empêche cependant pas une certaine monotonie, renforcée par le choix des costumes et l’organisation répétitive des épisodes, qui se suivent chronologiquement, entrecoupés par des notes de piano.

La performance des comédien·ne·s ne contraste pas non plus, mise à part celle de Benoît McGinnis, plus convaincant, dans le rôle de « l’homme éléphant ». Sans accessoire ni maquillage, le comédien parvient à incarner l’homme malade, en montrant l’ampleur de ses difficultés motrices et langagières sans pour autant le tourner en ridicule. 

Sur la scène du Théâtre du Rideau Vert nous est racontée une histoire émouvante, rendue avec précision. Cependant, l’on aurait aimé voir ses narrateur·ice·s oser se l’approprier pour l’incarner, en laissant davantage leur empreinte afin de retranscrire le texte original avec une encre d’une nouvelle couleur.


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