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Contester l’incontestable : l’opposition à l’exigence de bilinguisme des candidats à la Cour suprême

Une discussion avec le professeur St-Hilaire permet de constater l’importance des compétences linguistiques au plus haut tribunal du pays.

Déposé le 12 septembre dernier, le projet de loi d’initiative parlementaire C‑203 portait sur l’ajout de la compréhension des deux langues officielles sans l’aide d’un interprète aux conditions de nomination à la Cour suprême du Canada (CSC). Il a été défait au terme de sa deuxième lecture le 25 octobre. Peu après, le député néodémocrate Roméo Saganash s’en est félicité, qualifiant de « colonialiste » l’idée d’ainsi exiger des candidats à la CSC qu’ils soient bilingues. Or, à défaut de l’être dans la loi, cette exigence de bilinguisme est prévue au « processus » administratif actuel de nomination des membres de la CSC, qui a été implanté en 2016 par le gouvernement libéral nouvellement formé. Elle n’est pas colonialiste, mais porte sur une compétence essentielle au bon exercice de cette fonction judiciaire.

Les propos du député Saganash font écho à de nombreuses voix autochtones, dont celles du sénateur Murray Sinclair, du chef national de l’Assemblée des Premières Nations Perry Bellegarde et de Koren Lightning-Earle, ancienne présidente de l’Association du Barreau autochtone. Le sénateur Sinclair est d’ailleurs connu pour avoir jugé inutile le débat sur la mémoire de John A. Macdonald sans jamais émettre de réserves au sujet de celui sur la mémoire de Hector-Louis Langevin, dont le nom a été récemment rayé de l’édifice fédéral qui le portait et qui abrite le bureau du premier ministre. La mise à l’écart de l’exigence de bilinguisme n’est en rien une solution tangible, juste ou autrement raisonnable aux injustices historiques et aux maux actuels (qui en sont largement dérivés) dont ont souffert et souffrent encore les Autochtones. Elle opposerait faussement les intérêts respectifs des Autochtones et des francophones, et masquerait dangereusement la domination sans partage de l’anglais que d’un même moment elle confirmerait.

Contrairement à ce qu’avance M. Saganash, seuls ceux qui maitrisent l’anglais peuvent réalistement être candidats à la CSC où, depuis sa création en 1875, jamais un candidat unilingue francophone n’a été nommé. En pratique, lever l’exigence de bilinguisme reviendrait à consacrer l’anglais comme seule langue exigée des candidats au tribunal national de toute dernière instance. Comme l’indique le professeur Maxime St-Hilaire, l’anglais, dont tout le monde sait qu’il domine de loin le portrait linguistique, serait ainsi hypocritement « neutralisé » à la manière d’un mal colonialiste nécessaire, et le français désigné comme langue colonialiste par excellence, puisque non nécessaire. Le professeur St-Hilaire ajoute que cette thèse, populaire dans le ROC, se nourrit du mythe selon lequel, des droits coloniaux britannique et français, le premier aurait été le seul ou le premier à reconnaître des droits aux Autochtones.

Le Canada est, pour le moment du moins, un pays officiellement bilingue, et son droit l’est aussi largement. Pourtant, on qualifie de « colonialiste », d’«injuste » ou d’«importune » l’exigence, toute naturelle, de maîtriser « passivement » (compréhension et lecture) les deux langues officielles de ce pays et de son droit actuel. Il est à se demander si une telle résistance à l’évidence des compétences linguistiques nécessaires à l’exercice de la charge de magistrat suprême d’un pays bilingue pourrait s’observer ailleurs qu’ici. Maxime St-Hilaire relate d’ailleurs que, lors du récent Symposium qu’a tenu la Cour suprême du Canada, le coprésident de la cour constitutionnelle belge, Jean Spreutels, a eu l’occasion de préciser ce qui suit à propos de sa propre cour : « Nous sommes tous suffisamment bilingues pour y parler notre première langue ».

Certes, le statut des nombreuses langues autochtones au sein du droit canadien doit être reconsidéré. Pour le professeur St-Hilaire, la décolonisation du droit canadien doit d’ailleurs passer par la reconnaissance et l’intégration des ordres juridiques autochtones, conjuguées à la reconnaissance d’un pouvoir d’autodétermination accru. Elle passe aussi par l’apprentissage de langues autochtones par les juristes allochtones et l’investissement de ressources devant favoriser l’apprentissage de la maîtrise passive du français et de l’anglais par les juristes autochtones. Dans l’intervalle, la nomination d’un juge autochtone ne maîtrisant, outre une ou plusieurs langues autochtones, qu’une seule des deux actuelles langues officielles du droit positif canadien, à savoir l’anglais, n’est pas une solution. Du reste, elle ne se traduirait pas par l’exigence de la maîtrise d’une langue autochtone par les candidats allochtones à la CSC.

Le refus de la part de certains juristes de considérer les compétences linguistiques comme telles relève du ridicule et de la « médiocratie ». Tout le marché de l’emploi, dans le monde, en a toujours pensé le contraire. À la CSC, où est appliqué en toute dernière instance un droit bilingue, la maîtrise passive des deux langues de ce droit constitue, non pas un simple atout, mais bien une compétence essentielle de base, et ce, même si des juges unilingues y ont été nommés jusqu’à tout récemment.  Pour s’acquitter de leurs fonctions du mieux auquel il est raisonnable de s’attendre, les juges de la CSC devraient évidemment tous être passivement bilingues (comme le sont ceux de la cour constitutionnelle belge).

En effet, la traduction simultanée des plaidoiries a ses limites bien concrètes. Sébastien Grammond, professeur et tout nouveau juge à la Cour fédérale, explique qu’elle ne rend pas la finesse, pourtant souvent déterminante dans un tel contexte, des arguments des avocats. D’après son expérience, d’importants contresens en ressortent à l’occasion, ce qui est aussi vrai, dit-il, de la traduction écrite. Le professeur Michel Doucet a quant à lui été témoin (ou victime) de traductions saugrenues, dont celle-ci : Monsieur St-Cœur est devenu Mister Five‑O’clock. Pis encore : en écoutant l’enregistrement de la traduction de sa plaidoirie, le professeur Doucet n’a pas même reconnu son propre argumentaire.

Le problème peut s’aggraver lorsqu’un juge unilingue (anglophone) s’adjoint les services d’auxiliaires juridiques (law clerks) qui le sont eux aussi. Ancien auxiliaire de la Cour, le professeur St-Hilaire en explique les répercussions potentielles : un tel juge peut omettre de tenir compte de toutes les sources jurisprudentielles et doctrinales pertinentes, et donc parfois des sources les plus pertinentes matériellement, si l’auxiliaire affecté au dossier de l’affaire dont il est appelé à rédiger les motifs du jugement n’a pas non plus de maîtrise au moins passive de la langue française. Cela pourrait nuire à la qualité de l’action judiciaire et de la jurisprudence de la Cour, dont il est inutile de rappeler qu’elle compte parmi les sources formelles les plus importantes du droit positif canadien. Les opposants à l’exigence de bilinguisme des candidats au plus haut tribunal au pays soutiennent parfois que la solution raisonnable résiderait plutôt dans l’injection de ressources supplémentaires de traduction et d’interprètes. Or, sans disposer par réfutation totale de cet argument comme il le mériterait, contentons-nous ici de relever que les juges de la CSC ont déjà les moyens de ne recruter que des auxiliaires qui soient au minimum passivement bilingues.

Dans un autre ordre d’idées, plusieurs militent fortement en faveur de la nomination d’un juge autochtone pour satisfaire l’impératif souvent soulevé de la diversité. De préférence, les juges de la CSC devraient « refléter » la diversité canadienne autant que faire se peut. Or, la formation collégiale ne comprend que neuf membres ; il est impossible de s’attendre d’elle qu’elle représente la société sous toutes ses dimensions. Cependant, le processus de nomination devrait favoriser la diversité afin que, au fil du temps et des nominations, la Cour soit aussi représentative que possible de la société canadienne, mais sans pour autant que l’évaluation de la compétence ne doive céder le pas à l’impératif de diversité. Le processus de nomination des juges des cours supérieures donne pourtant l’impression que la représentativité est érigée au rang de règle et la compétence rétrogradée à celui de « facteur ». La ministre de la Justice, Mme Wilson-Raybould, affirme que la compétence est un facteur dont elle tient compte « parmi plusieurs autres considérations » pour faire ses choix de recommandations. Une telle affirmation est aberrante.

Aux fins de notre propos, il est par ailleurs capital d’insister sur le fait que l’exigence de bilinguisme – à la différence de l’exigence constitutionnalisée que trois juges de la CSC proviennent du Québec – n’a rien à voir avec la représentativité ; c’est uniquement une question de compétence. Pour notre part, nous regrettons que les députés du Parti libéral du Canada aient voté majoritairement contre l’adoption du projet de loi C‑203. Se fondant sur l’affaire Nadon, ils veulent justifier leur choix par la thèse de l’inconstitutionnalité de ce projet de loi. En la circonstance, nous nous contenterons de dire qu’une telle inconstitutionnalité n’a rien d’évident, comme l’atteste notamment l’intervention du professeur Grammond sur le blogue Administrative Law Matters. Le risque mériterait d’être pris.

En conclusion, pourquoi ne pas dire les choses telles qu’elles sont : le discours actuel selon lequel l’exigence de bilinguisme des candidats à la CSC est « colonialiste » ou autrement « injuste », en plus d’opposer regrettablement francophones et autochtones et d’être éminemment contre-productif, est en fait une aubaine pour les anglophones qui n’aiment pas trop l’idée qu’on puisse, au Canada, serait-ce afin de siéger au plus haut tribunal de ce pays bilingue et dont le droit l’est aussi, devoir apprendre à maîtriser du moins la lecture et la compréhension orale d’une langue autre que l’anglais. En plus de nuire à la qualité du droit et de la justice canadiens, d’être politiquement (et hypocritement) destructrice, l’opposition à l’exigence du bilinguisme des candidats à la CSC a quelque chose du triste spectacle de la relative incompétence qui crie à l’injustice, du misérable nivellement vers le bas qui prend la forme d’une sentence politico-morale.


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