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La véritable histoire de nos jouets

L’œuvre de Wolf, The Real Toy Story, révèle la violence de la vie des villes

Annabelle De Cazanove | Le Délit

Un 12 août 2017, je saute dans un Transilien pour me rendre aux « Rencontres de la Photographie », tenues à Arles depuis 1970. « Les Rencontres », premier festival de photographie de renommée internationale, de surcroît en plein cœur de la Provence, promettaient de me ravir. Arles, Arles, Arles, cité doublement millénaire, d’abord grecque, passée sous le joug romain en 46 av. J.-C, devient la résidence impériale de Constantin Ier. Arles, ville romaine, romane, médiévale, méditerranéenne, est avant tout immémoriale et somptueuse. 

Premier arrêt : l’Église des Frères Prêcheurs, église médiévale désaffectée au sein de laquelle se tient une exposition photo remarquablement moderne de Michael Wolf. À droite de l’entrée se dresse une installation vertigineuse : The Real Toy Story (2004). C’est une façade légèrement arquée de plus de trois mètres de haut et d’une dizaine de mètres de long..

L’intemporel face au jetable. 

Au-delà de l’œuvre en elle-même, le lieu où elle se trouve met d’autant plus en exergue l’inhumanité, le matérialisme et le consumérisme qu’elle entend raconter. Parce qu’église, du lieu émane une spiritualité éternelle qui à mon sens transcende son ancrage dans une religion et dans un moment de l’histoire. La hauteur de la magnifique nef de pierre, la lumière du soleil inondant l’édifice grâce aux chapelles détonne avec la dégoûtante abondance de plastique et de visages anonymes éreintés.

20 000 jouets en plastique. 

Wolf a récupéré à travers la Californie plus de 20 000 jouets en plastique « Made in China » entre lesquels il a disposé des photos d’ouvriers et d’intérieurs d’usines de jouets chinoises. Bien que conséquentes, on ne discerne les photos qu’après quelques instants car le bariolé de ce pêle-mêle de jouets envahit notre champ visuel, au point que l’on voie un tout, mais que l’on ne voie finalement rien. 

Écologie environnementale et écologie humaine. 

Le message de l’installation en tant que tel m’a paru clair. Wolf a voulu donner un visage aux millions de travailleurs chinois qui travaillent sans relâche à la confection d’insignifiants jouets en plastique destinés à des foyers américains. Non seulement l’œuvre révèle l’extrême danger environnemental que causent nos méthodes de production et nos modes de consommation, mais aussi une écologie humaine catastrophique. 

Disloqués et déshumanisés. 

La cohabitation de visages très humains avec des centaines de petits bras ou avec de petites têtes roses aveugles de poupons en devenir a un aspect effrayant. Ces jouets glués à une façade en carton relèvent sans doute du tragi-comique. Il y a du drôle à voir des  Ken  et des  Monsieur Patate côte à côte mais l’ensemble est morose et ce que l’œuvre raconte est grave. Elle témoigne en fait d’une violence inouïe des relations humaines, de l’activité industrielle et de la vie des villes. Il ne peut être autrement qu’en achetant de tels objets nos rapports humains en sortent détériorés. Les travailleurs sont confinés dans de petits espaces, épuisés et amenés à dormir sur des cartons à même le sol. Nos modes de consommation rapides et l’overdose matérialiste qui en découle nous dérobent de notre dignité et animalisent nos rapports humains. 

Lumière.

Je me retourne et face à moi se trouve un grand tirage d’un ensemble d’immeubles à Hong Kong. Wolf a volontairement aplati la perspective qui empêche de distinguer  le ciel et le sol. Il crée un style « sans issue » où l’architecture brutaliste de la ville envahit l’image : la lumière ne passe pas dans la photo, et à la vue des fenêtres microscopiques, on imagine qu’elle peine à passer dans les appartements. Quelques mètres au-dessus, les chapelles rayonnantes illuminent la pièce et c’est franchement thérapeutique.


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