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Ce que valent mille mots

World Press Photo : une manière de traverser les grands et les plus terribles moments de l’année dernière.

Crédit photo: Jodi Bieber

Des yeux magnifiques, un visage résolu et un nez mutilé. Bibi Aïsha.

C’est son regard que l’on croise en premier en passant les portes du marché Bonsecours et qui nous frappe de plein fouet dans sa beauté et son horreur. On reste là, plantés devant cette photo gagnante du premier prix, silencieux, envahi d’une émotion que l’on ne comprend pas. Devant cette photographie, personne n’ose parler.

Crédit photo : Jodi Bieber
Bibi Aïsha, c’est une jeune fille Afghane mutilée par sa belle-famille à 18 ans pour avoir fui la maison de son mari et prise ensuite en charge par l’organisation Afghan for Afghan Women. Jodi Bieber –une photographe Sud-Africaine– fait sa rencontre, la photographie. Le portrait est alors publié en couverture du Times, il fait le tour du monde en créant un véritable buzz médiatique et il remporte finalement le prix de la photo de l’année 2010.

L’exposition World Press Photo nous fait parcourir, cliché par cliché, l’horreur du tremblement de terre en Haïti, les pires inondations de l’histoire du Pakistan ou bien le pétrole déversé dans le golfe du Mexique. On vit l’anxiété des clandestins Africains qui cherchent un nouveau refuge, le désespoir d’une mère narcomane et séropositive. On ressent le dégoût devant les photos de cadavres mutilés retrouvés au bord des routes du Mexique.

On se promène parmi les « Que c’est beau, regarde ! » ou « Je n’ai jamais vu ça » ou bien encore « Oh, c’est horrible ! » des visiteurs. Le beau et le laid s’entremêlent ici pour nous emporter dans un véritable moment d’hypnose, qui nous prend parfois au dépourvu, nous forçant à aimer ce qui peut être choquant et répugnant.

Pour Lolita Perez et Chloé Sincerny, étudiantes en cinéma au cégep de Lionel-Groulx, l’exposition est une forme d’initiation. « Ça nous permet de nous ouvrir les yeux sur d’autres horizons, pouvoir voir en face la misère du monde. »

La nouveauté cette année, que l’on doit à Matthieu Rytz, organisateur de l’édition 2011 du WPP à Montréal, ce sont deux nouvelles expositions à la mezzanine du marché Bonsecours.

C‑41 propose tout d’abord les photographies de la relève québécoise, à qui Monsieur Rytz souhaite ouvrir une vitrine, pour leur permettre de mieux se faire connaître au pays.

Et puis il y a AnthropoGraphia : des reportages sur les droits de l’Homme avec pour support visuel la photographie. Les sujets sont touchants, vivants, explorant le problème des avortements clandestins en Afrique de l’Est ou bien celui d’un système de justice corrompu en Ukraine.

La 54e édition du WPP sort assurément de l’ordinaire. « Ce qui est très important cette année, c’est que le WPP a nominé un portrait et le portrait n’est pas forcément une catégorie du photojournalisme », souligne Matthieu Rytz. Il est lui-même photographe et anthropologue visuel de formation, et a surtout travaillé sur le rapport Homme-Dieu dans la région de l’Himalaya. Il explique que de « raconter une histoire avec des images est extrêmement percutant » et c’est ce qui crée la portée humanitaire, informative du photoreportage ainsi que sa grande puissance narrative.

Quand on lui demande la photo qu’il préfère dans l’exposition de cette année, son choix se porte également sur le portrait de Bibi Aïsha fait par Jodi Bieber. Il fait remarquer avec justesse le contraste entre la photo de la jeune fille aux yeux verts du National Geographic, prise il y a 17 ans et qui présentait alors la beauté sauvage de l’Afghanistan, et le portrait de Bibi Aïsha, témoin d’un pays ravagé par la guerre qui détruit, mutile et torture. « Je la trouve extrêmement puissante en termes de symbolisme par rapport à l’agenda américain des États-Unis et toute la rhétorique de la reconstruction […] Ils sont partis la chercher en Afghanistan pour lui reconstruire son nez. »

C’est vrai que la photo a beaucoup fait parler d’elle et que c’est en fait grâce à cela, que Bibi Aïsha vit maintenant à New York où elle attend une opération chirurgicale qui lui permettra de retrouver son nez.

En sortant du marché Bonsecours, parce qu’il faut bien renter et qu’il fait déjà sombre dehors, on croise une dernière fois les yeux de Bibi Aïsha. On n’y voit plus une trace de laideur. Il y a quelque chose dans son regard qui est plus fort et qui captive d’avantage que son nez mutilé. Ses yeux parlent avec détermination et intensité de tout le combat d’un peuple déchiré par la violence. On y plonge notre regard une dernière fois et en sortant sur la rue de la Commune, on se dit que l’année prochaine, on reviendra.


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