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Entre liberté et égalité

Le Canada et le Québec ont une interprétation différente de la notion de laïcité.

Capucine Lorber | Le Délit

Lorsque Samuel de Champlain fonde la ville de Québec en 1608, une alliance d’ancien régime est mise en place entre l’Église catholique et l’État. C’est alors le clergé qui prend part dans les décisions sociétales, en marginalisant certains groupes au sein de la société, mais surtout en faisant valoir des intérêts personnels aux dépens d’un peuple, soumis. Une telle influence religieuse reste en place au sein du Québec jusqu’en 1759 lors de la Conquête britannique de Québec. C’est cet évènement clé de l’histoire du Québec qui initie le Traité de Paris dans les années qui suivent, d’après lequel la France renonce à sa colonie francophone. Bien entendu, l’Acte de Québec de 1774 garantie par la suite la liberté de conscience à tout citoyen québécois, ainsi qu’à toute personne vivant sur le territoire provincial. De plus, cet acte octroi la gestion spirituelle des français-canadiens à l’Église, qui demeurent sous une telle doctrine jusqu’à la fin de la Grand Noirceur. C’est néanmoins aux 19è et 20è siècles que le processus de laïcisation assertive de la société se concrétise. 

À travers l’Affaire Guibord, le public prend alors conscience de l’importante influence de l’Église catholique, qui refuse d’enterrer Joseph Guibord au sein de cimetières catholiques pour la simple cause de son affiliation à l’Institut Canadien, qui promouvait une idéologie libérale. Dans les années 60, la Révolution Tranquille permet au Québec de se moderniser. Un grand nombre d’institutions sont alors laïcisées, et l’Église perd définitivement son rôle privilégié. De plus, Éric Bélanger, professeur à l’Université McGill, note également que c’est à cette période que le nombre de québécois se rendant à l’église chute de près de 70% en 1961 à 30% dix années plus tard. Cette tendance n’a fait que s’accentuer avec la signature de la Charte des droits et libertés de la personne en 1975.

La liberté aux dépens de l’égalité

Les principes, jugés trop conservateurs, de la Charte des valeurs (autrement dit, la loi 60 de 2013), étaient cependant jugés incompatibles avec l’approche libérale que le Canada entretient vis-à-vis des religions. En effet, la proposition de loi émise par le gouvernement Marois en 2013 stipule qu’«un membre du personnel d’un organisme public ne doit pas porter, dans l’exercice de ses fonctions, un objet, […] marquant ostensiblement […] une appartenance religieuse ». (Chapitre II, 5). De plus, le projet de loi 60 appelle également à ce qu’« un membre du personnel d’un organisme public exerce ses fonctions à visage découvert » et que cette personne ait  « le visage découvert lors de la prestation d’un service qui lui est fourni par un membre du personnel d’un organisme public » (Chap III, 6 et 7). C’est donc une laïcité assertive, ou stricte, que le Parti Québecois souhaitait mettre en place en 2013. Cependant, une telle démarche s’apparentait à une cause perdue pour la province francophone du Canada. En effet, au niveau fédéral, une liberté totale est accordée aux employés, qui peuvent donc profiter de cette absence de règle pour revendiquer leur appartenance religieuse. Si certains considèrent cette liberté comme fondamental au sein d’un pays si ouvert, d’autres plus conservateurs considèrent en revanche que cette liberté ouvre la porte au prosélytisme religieux. Ils suggèrent donc que la foi religieuse devrait uniquement relever du privé. 

Une laïcité passive plutôt qu’assertive

Le terme « laïcité » me semble trop vague et complexe pour être utilisé de la sorte. Ahmet Kuru, un chercheur à l’Université de San Diego, s’est penché de manière brillante sur la question, marquant une différence majeure entre laïcité assertive et passive. Lorsqu’un pays applique une politique assertive vis-à-vis de la laïcité, c’est qu’il adopte une position stricte en tentant d’éliminer tout signe religieux ostentatoire des lieux publics. À l’inverse, Kuru démontre qu’une laïcité passive relève de la simple politique de neutralité de l’État face aux religions. Une laïcité passive constitue donc une approche libérale qui correspond à celle que le Québec entreprend de nos jours.

« Le Canada est plus fort et plus riche grâce aux contributions des nombreuses communautés »

En effet, si la proposition de loi 60 n’a finalement pas été votée, le Québec n’est pas pour autant une terre d’anarchie religieuse, comme l’est le Canada au niveau fédéral depuis 1971. En employant le terme « anarchie religieuse », je fais référence au fait que le Canada ne reconnaît officiellement pas, sous son parapluie multi-culturaliste, les communautés religieuses, ce qui incite de manière informelle la pratique des cultes au sein de la société. Par ce biais, les religions au Canada sont néanmoins apercevables en public, et les cultes reconnaissables. Il est donc important de faire une distinction entre le Canada et le Québec lorsqu’on parle des relations religio-étatiques. Il est même possible de décomposer davantage cette comparaison en prenant le cas de la France, où l’habit religieux est de plus en plus décrié dans l’espace public, et ce depuis la loi de 2004 qui interdit le port de tenues et de signes religieux ostensibles à l’école. Pour reprendre les mots d’Ahmet Kuru, la France est une terre où la laïcité est appliquée de manière quasi-assertive, alors qu’elle y est instaurée de manière passive au Québec, et qu’elle n’existe pas en pratique au niveau fédéral. Car oui, la laïcité c’est non seulement la séparation des institutions religieuses de l’État (chose que le Canada respecte bien évidemment), mais également la non-reconnaissance des communautés religieuses de telle sorte à ce qu’elles soient toutes égales. La loi de 1905 en France, qui a donné naissance au terme laïcité, stipule : « la République ne reconnaît […] aucun culte » (Article 2). Dans un pays laïque, l’appartenance communautaire passe donc après l’appartenance nationale. Au Canada cependant, c’est cette appartenance communautaire qui forme l’appartenance nationale. En effet, la politique de multiculturalisme qu’y est suivie empêche la non-reconnaissance de telles communautés : « Le Canada est plus fort et plus riche grâce aux contributions des nombreuses communautés » déclarait encore Justin Trudeau le 23 mars dernier, à l’occasion de Norouz. De l’autre côté, le Québec suit son principe de laïcité passive en garantissant la neutralité de l’État vis-à-vis des religions, tout en autorisant aux individus le droit de revendiquer leur religion dans l’espace public. Serait-ce alors le bon juste milieu entre une France souvent jugée trop stricte, et un Canada trop désinvolte ?

Quoi qu’il en soit, Pauline Marois aura donc incarné pendant deux ans, l’espoir de compléter le processus de sécularisation assertive de la province francophone du Canada. Pourtant si bien enclenché au 19e et 20e siècles, ce processus de sécularisation a été rapidement abattu par la remontée au pouvoir d’un libéralisme trudeauiste, ravivé au niveau provincial en la personne de Philippe Couillard. Aujourd’hui appliqué de manière passive au sein de la province, la laïcité au Québec aurait pu être appliqué de manière plus assertive si la province avait en effet suivi le sentier que lui indiquait son histoire. Seulement, le Parti libéral du Québec en a décidé autrement.


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