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La distance

Ligne de fuite 

Mahaut Engérant

                                                                                         

La nuit à Montréal m’a toujours paru plus noire qu’en Normandie.
C’est un écran opaque que l’on dépose sur les hauts buildings. Une coupole obscure qui tombe sur les étoiles — les dérobe au noir — seuls les néons artificiels de la ville s’y reflètent.

Ce sont des astres nouveaux, des oranges, des verts et des bleus. Ils dessinent la carte de la ville. Je la lis en vertical — le regard toujours plus haut vers le sommet lumineux des immeubles.

I’m gonna tell you something you don’t want to hear
I’m gonna show you where its dark, but have no fear
« Nighcall », Kavinsky

La nuit arrive brusquement — avec elle — l’appel de la vie. Dans les chambres, les livres sont abandonnés.
La jeunesse oublie toujours dans quel bazar elle s’endormira le soir. L’âme légère se désagrège avec trois shots de vodka :

/ 1. Vision floue/ 2. Gestes délirants/ 3. Conscience désintégrée.

Dans les ruelles, nous nous déplaçons toujours en bande — une bande de filles qui ne parle pas le français. Elles rient en anglais, ne portent presque plus rien dans les chaleurs étouffantes de l’été. Les peaux brillent sous les lampadaires — la mienne plus pâle. Les voix crient d’excitation — la mienne trop doucement.
Je suis le groupe dans les hauteurs de la ville. Nous dansons sur des géants d’aciers dans un tourbillon d’écritures fluorescentes.
Dans les ténèbres, seules les enseignes brillent encore — multicolores et électriques.

J’ai le noir qui pèse sur mes cils comme un couvercle. Je pousse pour l’ouvrir parfois. Chercher de mes yeux voilés le panneau flamboyant de la discothèque. Cela scintille comme un incendie dans la nuit — j’ai trouvé mon chemin.
À l’intérieur, je laisse retomber le couvercle. Je ne vois pas que la boîte de nuit s’est refermée sur moi. Le noir est si profond qu’entre ses murs, je ne vois que des histoires à imaginer.

Here is where everything happen
« Here », Christine & the Queens

Je songe que je voudrais écrire.
J’écris dans ma tête tout ce que je vois — les filles dénudées/ les garçons tatoués/ les mains qui s’avancent/ qui sont refusées — et l’apesanteur me gagne lorsque je m’abreuve à l’obscurité de la nuit. La noirceur a un goût de sueur et de sucre.
Pourtant, le matin, les mots fuient la page. Ils sont vidés des sensations passées, presque inutiles sur le papier. Ils ne rendent pas compte de mon inconsistante — je ne suis plus tout à fait un corps mais la sensation de tous les corps mouvants de l’obscurité.
Je ne sais pas écrire la sensation de ma perte. J’essaye toujours mais la nuit revient trop vite.

Je ne quête que l’apesanteur des fumées bleutées, le vertige du vide — du mien — si durement accompli.

We know that we are young
And no shit we’re confused
« We Exist », Arcade Fire

Non, je ne veux penser à rien. Ma conscience vogue sur les ondes électroniques. Elle est blanche, rose, verte, parfois aussi opaque que la nuit.
Je détraque ma pensée en rythme. Elle se décompose sur de la mauvaise musique — l’aime pourtant — et continue de s’évaporer dans des sons sans forme. Détraquée dans l’air et la fumée, pour ne plus être habitée.

I can feel it coming in the air tonight, Oh Lord
I’ve been waiting for this moment, all my life, Oh Lord
« In the Air Tonight », Phil Collins

- Premier prix, Esther Laforge


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