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Briser les murs du son

Entre Berlin et Istanbul, DJ Ipek mixe par delà les stéréotypes.

Dior Sow | Le Délit

Le Délit (LD): Pourriez-vous vous présenter brièvement ? 

DJ Ipek (DI): Mon nom est Ipek İpekçioğlu, mon nom de scène est DJ Ipek. Je suis née en Allemagne et j’ai grandi en partie en Turquie mais surtout en Allemagne. J’ai étudié l’assistance sociale et pendant mes études j’ai commencé à « DJ », c’était il y a 22 ans. Depuis je travaille en tant que DJ, créatrice, productrice et je fais aussi du management culturel. Et je fais aussi des workhops à travers le monde. Je suis aussi une activiste, en particulier au sein de la scène immigrante. Je fais partie de la seconde génération d’immigrants turcs en Allemagne ainsi que de la scène immigrante LGBTQI (Lesbienne, Gay, Bisexuel·le, Transexuel·le, Queer et Intersexué·e, ndlr.) mais aussi de la scène artistique. Je travaille aussi avec le Antioch College en Ohio au sein de leur programme d’études du genre et études féministe depuis une quinzaine d’années. De plus, j’écris des textes et des essays sur les identités hybrides et les groupes de pairs. Et je suis aussi membre du female pressure network.

LD : Pouvez vous nous dire quelques mots à propos de ce dernier ?

DI : Female pressure est un réseau international et une base de données de personnes s’identifiant comme femmes qui sont des musiciennes, des artistes plastiques, des productrices, des DJs etc… qui sont partout dans le monde. On communique entre nous via courriel. On discute par exemple du sexisme au sein de la scène musicale électronique. Autre exemple, on essaye de créer une base de données qui rassemble des informations sur les politiques des festivals électro lorsqu’il s’agit de sélectionner ou pas des artistes femmes. On fait aussi des compilations pour supporter des mouvements féministes, comme par exemple les Pussy Riots. 

LD : Comment tu définis ta musique ?

DI : J’aime appeler ma musique ecclectic berlinistan : éclectique parce que ce n’est pas que de l’électro, j’aime la diversité, je passe de sons folks à des sonorités plus électroniques et je DJ des musiques du Moyen-Orient mais aussi des Balkans et de l’Asie du Sud-Est. Je mixe toutes les langues et tous les styles. J’adore danser et j’adore les danses folkloriques donc il y a ça aussi ! C’est pour ça que mon public a ou apprend à avoir une compréhension diversifiée de la musique. C’est important d’introduire les gens à de nouvelles sonorités !

LD : Qu’est ce que vous considérez comme les plus grands défis aujourd’hui pour les femmes et les autres groupes marginalisés quand il s’agit de se lancer dans les industries créatives ?

DI : Et bien maintenant c’est beaucoup facile qu’avant c’est sûr ! Au niveau du matériel c’est par exemple beaucoup plus facile aujourd’hui de devenir DJ. Mais en tant que femme on ne reçoit toujours pas beaucoup d’offres pour mixer. Et moi par exemple j’ai choisi de ne pas DJ seulement dans la scène LGBTQI car ça reste très limité pour moi et je ne veux pas me mettre de barrières. Je n’ai pas envie d’être un DJ « niche » et je me rends compte que dans mon style musical je suis une des seules femmes encore aujourd’hui. Donc oui, il y a plus d’accès technique, mais au niveau de la formation c’est encore compliqué d’y avoir accès. C’est pour ça que je donne des workshops pour les femmes, pour faciliter l’accès et aussi enlever certaines peurs et mythes que les femmes ont vis-à-vis du milieu. 

LD : Est ce que vous avez l’impression que la marginalisation est encore plus forte dans le monde de la musique électronique ?

DI : Oui parce que en plus c’est un monde assez cloisonné en général : il y a beaucoup de sous genres et les DJs restent vraiment dans leur type de musique. Alors que par exemple la pop est plus ouverte à des influences extérieures. Donc oui, et en plus de ça la scène électro est dominée à 95% par les hommes, ils reçoivent de meilleures compensation financières et de meilleures offres et ont beaucoup plus confiance en eux.

LD : Et pourquoi votre activisme est important pour vous ?

DI : Et bien j’ai grandi en Allemagne et bien que je ne me voyais pas forcément comme une immigrante à la base. Il faut quand même dire que l’Allemagne reste un pays assez monoculturel, du coup ils m’ont « appris » que j’étais une immigrante. Lorsque j’ai réalisé que je ne faisais pas vraiment partie de ce pays je suis devenu plus en plus consciente de mon identité : j’avais l’air différente, je parlais différemment, etc. Puis je me suis rendu compte de mon lesbianisme donc ça a apporté une autre dimension à mon identité. En Turquie il faut faire face à de l’homophobie, etc. Et en Allemagne à du racisme, du à un passage d’une monoculture à une culture plurielle, dynamique. Du coup il y a toujours eu une sorte d’épée de Damoclès au dessus de moi. 

LD : Pensez vous que l’art devrait être lié à l’activisme politique ?

DI : Ce n’est pas pour tout le monde, il y a des gens qui ne sont pas forcement liés au problèmes politiques. Il y a aussi le problème que si certains artistes venaient à devenir politiques ils perdraient de leur popularité. Donc beaucoup n’ont peut-être pas le droit d’être trop politique. L’art peut être juste de l’art mais pour moi c’est ma décision d’utiliser ma position et mon influence pour avoir un impact autour de moi. Aussi minime qu’il soit. C’est pour ça que je fais beaucoup de projets politisés. Par exemple lorsque 1200 personnes se sont fait gazés en Syrie – j’étais en Irak à l’époque j’ai fait un recording en mémoire. 

LD : Quelles sont vos projets futurs ?

DI : J’en ai pleins ! Je travaille toujours sur mon album (rires). J’aimerais écrire un livre aussi sur mes expériences mais ça j’ai encore le temps. Je crée aussi des festivals, en ce moment je travaille sur un festival qui s’appellera Displaced, Replaced entre Berlin et Istanbul pour parler des mouvements migratoires qui se passent de plus en plus. 


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