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L’art de déraper

Parler de la pluie et du beau temps en 657 mots, trois relectures, et deux corrections…

Marianne Rouch

Parler de la pluie et du beau temps en 657 mots, trois relectures, et deux corrections est devenu, au cours de ces derniers mois, une sorte de rituel dont je me trouve aujourd’hui prisonnière. À force de penser, penser pour écrire, j’ai peu à peu réalisé que je ne pensais que dans l’esprit de répliquer, de donner mon avis, sans nécessairement me remettre en question. Cet exercice, bien que stimulant intellectuellement me laisse aujourd’hui perplexe. Car  bien que je partage mes pensées avec des inconnus, mon dialogue reste sourd et incomplet. Les « sacs d’images dans ma mémoire » se succèdent, mes « efforts d’imaginations » restent « cloués sur un banc, rien d’autre à faire », mon esprit fait du surplace. Tant d’énergie perdue à me raisonner, à essayer de penser. 

L’écriture est un exercice égoïste car elle impose une vision du monde au lecteur sans lui offrir aucun espace de contestation. Et pourtant, ce trait n’est pas limité à l’écriture. Il est présent dans toutes les formes artistiques qui nous entourent. L’artiste réfléchit, crée et nous fait découvrir une partie de son univers. L’art n’est donc pas un dialogue, mais plutôt un espace de confrontation ou les différentes formes de pensée se répondent à tour de rôle. Cette réflexion naïve sur l’écriture ne saurait toutefois être juste s’il elle ne se penchait pas sur le rap, ou plutôt, cet entre-deux du monde poétique et du dialogue que l’on oublie trop souvent et qui vient combler ce vide. 

Le rap, on le néglige, ou on le met délibérément de côté car il dérange. Cru, violent, parfois sauvage, quelques fois doux, il transporte, il fait réfléchir. 

Dans ce numéro spécial, l’équipe du Délit a souhaité mettre à l’honneur cet art inestimable qu’est le rap. Inestimable, car malgré le temps et la constante métamorphose de ses penchants artistiques, son authenticité demeure. Certes, il y aura toujours ces nostalgiques rêveurs de l’époque de IAM, Sniper, NTM et Mafia K’1 Fry pour nous dire que le rap, « c’était mieux avant ». Certes, il reste des progrès à faire pour les femmes. Certes, le rap n’est pas parfait, mais il ne se targue pas de l’être non plus. 

Au-delà des mots 

Face à l’obéissance du langage, les rappeurs ont opté pour l’affranchissement en créant leur propre vocabulaire. Mektoub, shlass, kho, srab, tchat, daronne, chourave, en passant du « wesh » au « narvalo », la liste est longue et se renouvelle sans cesse. En brouillant les cartes syntaxiques, il remet en question ce Français rigide et quasi-inaccessible. La langue, cet artéfact humain, censé évoluer au gré des sociétés, est devenue une prison infranchissable et dont ses gardiens, des épaves séniles et déconnectées du réel, frappent du bâton tout ce qui ne flatte pas leur égo.

Si le rap s’est imposé dans l’univers d’une jeunesse désabusée, c’est parce qu’il était accessible. Plus encore, il a offert un horizon de possibilités et de vocabulaires. Il sort des sentiers établis pour suivre la voie de l’imaginaire.

« L’ouverture d’esprit n’est pas une fracture du crâne », le rap non plus d’ailleurs.

Le rap rassemble les milliers de destins qui s’opposent et qui se cherchent. Le flot de mots détermine le rythme, et ce rythme fait naître une mélodie qui donne vie aux mots. Le rap nous apprend que la vie est un délicieux chaos auquel il est dangereux d’essayer de mettre de l’ordre. Précurseur de nos destins, le rap évolue dans un monde parallèle en sublimant le laid, les ruelles sombres de Côte-des-Neiges ou le parking du vieux Tim Hortons de Saint-Léonard. 

Il est ce qu’on essaye de cacher par peur de réveiller. Le rap choque car il présente la réalité telle qu’elle est – brutale, sale, parfois joyeuse, mais qui tombe rarement dans le désespoir insensé que seuls les fous ont le malheur de croire. Cette dualité – à coup de rimes et de clashs – alimente la réflexion que permet ce nouveau dialogue. « L’ouverture d’esprit n’est pas une fracture du crâne », le rap non plus d’ailleurs.

En rendant justice au rap, à cet art lyrique, nous avons souhaité rendre hommage aux oubliés. À ceux qu’on surnomme les Autres. À ceux auxquels on dit qu’ils n’ont pas d’avenir dès l’âge de 15 ans. À ceux qui se font arrêter à cause de leur couleur de peau, à ceux qui continuent de rêver. 


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