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Les vertus du rideau

Charles Gauthier-Ouellette | Port Littéraire

Vittorio Pessin | Le Délit

En me connectant ce matin sur Facebook, mon fil d’actualités me propose de commenter une photo datant d’il y a quelques années. Ce rappel du passé s’accompagne de tous les messages de l’époque, archivés à la minute près avec leur lot de « J’aime ». Pourtant, je n’en garde aucun souvenir. Cette impossibilité de l’oubli, maladie contemporaine transmise par les médias, est décortiquée dans le plus récent livre de Rafaële Germain, Un présent infini. Dans cet essai, l’auteure explore notre rapport à la mémoire à travers des adresses et réflexions à l’intention de son père, mort il y a quelques années des suites d’une tumeur au cerveau.

Comment penser cette chose qu’est la mémoire ? Pour Rafaële Germain, il s’agissait tout d’abord d’une « entreprise essentielle à qui voulait survivre dans un monde imprévisible ». Puis, peu à peu, l’Homme s’est distancié de la simple mémoire sensorielle, car faillible, pour se doter de technologies lui permettant une plus grande précision (rouleau de cire, ensuite papier et maintenant l’ordinateur). Ce deus ex machina contemporain qu’est le web et tous ses dérivés archive les informations et il devient « impossible qu’ils soient oubliés ». La conservation de nos données et photographies croît exponentiellement : il suffit de comparer le nombre de photos prises durant l’entièreté de notre enfance et celui de notre actuel compte Instagram. Cela crée une surabondance de souvenirs et extériorise, par le fait même, notre mémoire. À cet effet, elle note l’un des constats de son père, dans lequel il se vante presque de posséder « cette chose qui allait devenir de plus en plus rare, un passé presque entièrement intérieur ».

Sans être alarmiste – comme peuvent l’être certains épisodes de la série Black Mirror – l’auteure se questionne sur cette nouvelle réalité, où « tout le monde a maintenant des squelettes […] dans le placard ». En soulevant ce questionnement, elle explore les nouvelles relations sociales qui semblent marquées par la disparition du vrai dans la représentation, tel que l’a théorisé Guy Debord. Notre plus récente photo aura-t-elle assez de « J’aime », devrait-on commenter le plus récent fait politique au risque de provoquer, etc. (je me permets un renvoi à l’épisode « Nosedive » de la série mentionnée précédemment pour pimenter votre prochaine soirée). L’essayiste formule un constat clair : il va falloir s’adapter à la technologie. Ces ajustements se produisent déjà à notre insu ; elle constate, par exemple, que plus personne ne mémorise les numéros de téléphone d’autrui.

La réflexion qui traverse cet essai appréhende de manière légère, mais néanmoins structurée et pertinente, le concept de la mémoire et comment celle-ci se modifie aux vues des technologies contemporaines. Rafaële Germain offre aussi un texte touchant sur la faillibilité du souvenir, en réfléchissant sur son propre passé et celui de son père. Dans notre société technologique où la distance qui sépare le passé du présent se résume à un clic, devrions-nous penser notre époque comme un présent infini ?  


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