Il ne sera pas ici question de s’attarder sur l’intrigue du Fils de Saul — chacun pourra juger de sa portée morale ou du témoignage historique —, mais plutôt d’y poser une appréciation esthétique. N’y voyons pas un détachement du fond et de la forme ; ici la forme devient fond. La grandeur du Fils de Saul réside en effet dans sa force à laisser entrevoir subtilement une forme pensée et pensante.
La question de la re-présentation (et de l’artificialité qui en résulte) parcourt l’histoire du cinéma. Elle s’exprime à travers des sujets tabous – tels que la sexualité –, historiques comme dans Perceval le Gallois d’Éric Rohmer, dans des sujets-limites tels que le massacre dans Valse avec Bachir de Folman, ou encore : la Shoah. La force d’immersion de l’image cinématographique confère au réalisateur une certaine responsabilité morale qui induit que l’on ne peut traiter cette question à la légère.
« Ressentir le malaise qui naît de la reconstitution artificielle de ce génocide »
Si bien que la représentation de la Shoah a longtemps été dominée par le témoignage au présent, sous formes d’actualités filmées par les Alliés ou sous formes de documentaires mettant en scène les lieux comme dans Nuits et Brouillard d’Alain Resnais, voire les protagonistes dans Shoah de Claude Lanzmann. La Shoah est aussi passée sous le filtre de la fiction, tentatives qui se sont souvent avérées malheureuses, que ce soit dans Kapo (dont l’esthétisation de l’horreur est dénoncée par Jacques Rivette dans De l’abjection), La liste de Schindler et l’enchaînement de gros plans de visage puis pommeau de douche. Les soupçons d’artificialisation et d’esthétisation de la Shoah (lorsqu’elle devient un arrière-plan à des fins dramatiques) ont conduit le traitement fictionnel de la Shoah à devenir lui-même tabou. De ce point de vue, Le Fils de Saul est salutaire car il situe la question même de la représentation au cœur du dispositif esthétique.
Percevoir sans voir
Il faut accepter que quelque chose nous échappe dans la représentation cinématographique de la Shoah. Quelque chose que l’on ne peut et qui ne doit probablement pas être montré. De ce fait, le réalisateur László Nemes prend soin de souligner cette chose qui nous échappe sans cesse, à l’instar de l’épaisse fumée des crématoriums qui vient obscurcir le champ visuel, lorsqu’un Sonderkommando photographie le camp pour le montrer aux Alliés. C’est le choix du format 1:33 (tendant vers le carré) qui élargit la proportion du hors-champ. C’est l’horreur sans cesse reléguée en arrière-plan et confinée au flou. C’est enfin le hors-champ qui rappelle constamment sa présence par le son de la mort, tel que ces corps suffocants qui frappent les murs.Mais dans Le Fils de Saul, il s’agit également de prendre conscience que nos sens sont menacés par l’illusoire. Les espoirs des personnages s’avèrent vains et les longues prises en caméra portée plongent le spectateur dans une réelle immersion cinématographique. Émotionnellement orientée, elle ne fait que singer et donc atténuer les atrocités. Ainsi, László Nemes donne à ressentir le malaise qui naît de la reconstitution artificielle de ce génocide. Il se se risque à confronter directement son spectateur à l’horreur dans la scène de la Shoah par balle où Saul est pris pour une victime à abattre. Le profond mal-être qui résulte de cette unique tentative d’approcher d’un peu trop près cette « chose qui nous échappe » rend sensible la question de la représentation. Elle est fondamentale et se pose à tous. Et cette « chose qui nous échappe » nous empêche de réagir violement à cette indécence en manquant de peu d’emporter Saul, et avec lui le spectateur.