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Peu de peine à nourrir le monde

L’agriculture naturelle, une solution inexplorée.

Charlie

« Il dit à l’homme : puisque tu as écouté la voix de ta femme, et que tu as mangé de l’arbre au sujet duquel je t’avais donné cet ordre : tu n’en mangeras point ! Le sol sera maudit à cause de toi. C’est à force de peine que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie, il te produira des épines et des ronces, et tu mangeras de l’herbe des champs. C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu’à ce que tu retournes dans la terre, d’où tu as été pris ; car tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière. » 

(Genèse 3.17–19)

Le fait que nous devions travailler pour obtenir notre pain est une hypothèse fondamentale, profondément ancrée dans nos esprits. Depuis des centaines d’années, l’homme a cherché à augmenter sa productivité agricole par toutes sortes de procédés, certains visant à accroître la fertilité des sols, d’autres à réduire l’effort, d’autres encore à atténuer les coûts de production. Cela remonte à bien avant l’invention de la charrue autour de l’an mille, en partant de l’araire, de l’irrigation et des brûlis jusqu’à nos jours en passant par le compost, la mécanisation, l’utilisation d’engrais, de pesticides et de désherbants chimiques, et, pour finir, les organismes génétiquement modifiés (OGM). Plus récemment, la montée d’un mouvement d’agriculture biologique s’est opposé à cette « dénaturalisation » de la production de nourriture. « On est allé trop loin », dira-t-on. Selon Masanobu Fukuoka, un pionnier de l’agriculture « naturelle » au Japon, nous allons dans la mauvaise direction depuis au moins deux millénaires.

Charlie

L’Homme contre nature

Fukuoka affirme que l’immense majorité des structures agricoles construites par l’Homme sont contre nature, à l’exception notable de certains systèmes semi-nomades autochtones. L’agriculture biologique elle-même n’est pas nécessairement naturelle. L’erreur primaire est de nous considérer nous-mêmes comme dominant la nature, ou étant séparés d’elle. C’est de regarder la terre, comme le dit si bien l’activiste indienne Vandana Shiva, comme l’homme tend à regarder la femme : un être passif que l’on féconde. C’est la nature qui nous donne vie, pas l’inverse. Nous sommes inutiles à la terre, alors qu’elle nous est essentielle. Un fermier qui plante une graine n’est pas plus qu’un ingénieur qui modifie une variété. Il ne crée pas la vie ; il est vecteur de la vie. Fukuoka pense que nous traitons la terre comme un substrat nu, sans percevoir les grandes interactions de l’écosystème. D’un point de vue taoïste, nous allons contre l’ordre établi, quand nous devrions suivre le chemin naturel de toute chose. 

Laisser libre cours à la culture

Le Japonais a donc inventé sa propre méthode : l’agriculture du non-agir. On pourra la décrire comme une forme de permaculture basée sur l’intervention minimale. Selon Fukuoka, la nature est Dieu ; elle est donc parfaite. Les écosystèmes sont stables à moyen terme parce que les propriétés et les interactions des formes de vie profitent mutuellement à tous les partis, y compris l’Homme. Suivre cet ordre naturel est simple et fiable. Celui qui tente de manipuler cet ordre ne peut avoir connaissance des causalités les plus subtiles, et son projet ne peut qu’être voué à l’échec.

« Un fermier qui plante une graine n’est pas plus qu’un ingénieur qui modifie une variété. Il ne crée pas la vie ; il est vecteur de la vie. »

Sur sa parcelle de terrain sur l’île de Shikoku, Fukuoka a cultivé, jusqu’à sa mort en 2008, plusieurs types de céréales, de fruits et de légumes, ainsi qu’élevé quelques animaux… avec une productivité égale ou supérieure à ses voisins utilisant des méthodes industrielles. Cherchant à éliminer un par un les éléments superflus de l’agriculture moderne et traditionnelle, il est arrivé à un certain nombre de principes basés sur les cycles naturels des écosystèmes. Tout d’abord, pas de labour de la terre : cela n’arrive pas dans la nature et perturbe les animaux et microorganismes du sol. Les engrais chimiques ou biologiques doivent être éliminés, puisqu’ils détruisent la capacité de régénération de la terre. Le désherbage est nocif : les légumes doivent pousser au milieu des herbes et plantes sauvages qui confondent les insectes nuisibles et enrichissent le sol. Les produits chimiques, quels qu’ils soient, détruisent la biodiversité nécessaire à l’équilibre d’un écosystème. L’irrigation est inutile, puisque cultiver des plantes étrangères qui ne sont pas compatibles avec les précipitations d’un climat n’a, d’entrée de jeu, pas de sens. Sur plusieurs de ces axiomes, l’agriculture naturelle s’oppose à d’autres formes d’agriculture biologique.

Révolutionner l’agriculture, pourquoi ?

Quelle est l’importance de ces recherches ? Un des problèmes majeurs de l’agriculture conventionnelle est que les engrais chimiques entrent en compétition avec les microorganismes responsables d’approvisionner les plantes en nutriments ; tandis que d’autres produits chimiques les tuent plus directement. Avec leur disparition, le sol perd sa capacité de régénération et devient dépendant d’engrais exogènes. La productivité absolue des champs biologiques est souvent plus basse pour cette raison ; si la terre est en bon état, n’importe quelle agriculture écologique peut atteindre les mêmes rendements que ses homologues industriels. La méthode de Fukuoka a l’avantage de pouvoir régénérer les sols. Il est lui-même parti d’un terrain argileux et sec et l’a progressivement transformé en jungle agricole, en plantant simultanément ce que l’on considère comme des « mauvaises herbes », des légumes, des buissons, des céréales, et des arbres de différentes tailles.

En plus de l’atout évident de « protéger l’environnement », la méthode du non-agir réduit le besoin de main d’œuvre. Et c’est peut-être le plus gros défaut de l’agriculture biologique aujourd’hui. Si le bio n’est pas accessible à tous, c’est entre autres parce qu’il remplace la mécanisation et les produits chimiques de l’agriculture conventionnelle par plus de main d’œuvre (qui est bien plus coûteuse). Fukuoka vendait une partie de ses fruits au prix le moins cher du marché, vu que les coûts de production avoisinaient zéro. Il avait seulement besoin de quelques heures par saison pour entretenir son champ de riz. Enfin, il ne dépensait qu’environ 35 dollars par mois pour nourrir ses quelques ouvriers et lui-même. 

Il est à noter que Fukuoka a mis des années à recréer un environnement « naturel » sur son terrain et à concevoir ses techniques ; malgré son apparente simplicité, c’est une approche longue et difficile. Son rejet complet de la mécanisation lui a par ailleurs valu des critiques de la FAO (Food and Agriculture Organization of the United Nations, l’Organisation des Nations Unies pour l’agriculture et l’alimentation, ndlr). Une telle forme d’agriculture, généralisée à l’échelle globale dans une myriade de versions différentes, a cependant le potentiel de lutter contre la crise environnementale, les inégalités, la désertification, l’insécurité alimentaire, et même améliorer nos démocraties. En somme, en replaçant l’homme dans son contexte naturel et en changeant notre rapport à la terre, elle pourrait rétablir un jardin d’Éden. 


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