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Les hasards de la démocratie

Ils ont pensé pour le présent.

Luce Engérant
Comes-Chronique-couleur-web
Éléonore Nouel | Le Délit

Une fois n’est pas coutume, plaçons-nous sous les auspices de Pierre Desproges, voyant cynique et empereur du rire. En 1986, il se demandait : « Est-il en notre temps rien de plus odieux, de plus désespérant, de plus scandaleux que de ne pas croire en la démocratie ? Et pourtant. Pourtant…» Pourtant nombreux sont ceux qui, comme Desproges, la dérision en moins, prêtent à ce régime tous les maux de la Terre. C’est à partir de ce constat que le philosophe français Jacques Rancière a publié en 2005 La Haine de la démocratie. Cette « haine » est en fait le mépris qu’ont les élites (politiques, intellectuelles et économiques) pour la « société démocratique », c’est-à-dire le peuple, auquel ils doivent leur mandat, qu’ils considèrent pour beaucoup comme un ensemble d’individus consommateurs, désaffiliés, égoïstes et « coupé(s) de toute transcendance ». Au cœur de ce livre se trouve donc l’analyse de la négation de la souveraineté populaire, mais aussi une idée prenant de l’ampleur : l’introduction du tirage au sort comme fondement de la légitimité des dirigeants. Beau programme.

Il faut changer de peuple !

En ce moment au Canada, le gouvernement conservateur laisse dans l’ombre les négociations sur le traité transatlantique (TAFTA), comme par crainte que le peuple n’y décèle pas les mêmes lumières que les élites. Il apparaît donc comme évident – et d’autres exemples sont là pour le prouver – que les intérêts du peuple et ceux des élites sont disjoints. Ainsi les gouvernements démocratiques se comportent souvent comme si ils étaient investis non par le peuple mais par la vérité, révélée dans la grâce du pouvoir aux quelques élus. Ceux-ci, fort de cet appui, estiment que le vote doit simplement sanctionner leurs décisions (ou leur place au pouvoir). Et quand le résultat ne leur convient pas, plutôt que de s’interroger sur eux-mêmes c’est sur le peuple qu’ils rejettent la faute. 

Ces phénomènes peuvent être perçus comme la négation de la décence ordinaire par les dirigeants. Ce concept, pris dans l’œuvre de George Orwell, peut-être défini comme « la faculté instinctive de percevoir le bien et le mal » qu’auraient les classes populaires, selon le philosophe Bruce Bégout. Cette décence, selon Rancière, a malheureusement été écartée de la sphère publique, phagocytée par les intérêts privés de « l’oligarchie ».

Alea jacta est

Comment alors réintroduire de la légitimité dans la démocratie, qui consiste selon Rancière en « le processus d’élargissement de cette sphère publique » ? Selon l’auteur, le terme « démocratie représentative » n’est pas un pléonasme, mais un oxymore. Ce n’est pas aux représentants « de métier » mais à « n’importe qui » d’assurer l’exercice du pouvoir, afin de représenter « tout le monde ». Dans ce but, l’idée de tirage au sort est mise en avant, fondée sur une analyse historique et philosophique : les Grecs, déjà, employaient cette pratique. 

Ainsi le système de représentation favorise ceux cherchant à exercer le pouvoir, quand bien même, selon Rancière, ils ne sont pas plus compétents que les autres, bien qu’ils aiment à faire croire que les personnes lambda, ignorant « la science (…) des équilibres fragiles » de la gouvernance, seraient inaptes à l’exercice du pouvoir. 

Concrètement, le tirage au sort consiste à désigner par le hasard des représentants du peuple au sein d’une assemblée (locale ou nationale) au pouvoir effectif, ayant un rôle à la fois législatif et de contrôle. Ceux-ci seraient investis de mandats courts et non renouvelables, et leur présence mettrait à mal le souhait de l’oligarchie : « gouverner sans peuple ». Bien sûr le système est imparfait. Bien sûr il est illusoire de vouloir une classe politique non-professionnelle. Mais de quel droit la représentation de nos intérêts devrait être l’apanage d’un petit nombre ?


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