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Dis-moi ton nom, je te dirai qui tu es

Humour caustique sur les planches du TNM.

Yves Renaud

Un jour de Saint-Valentin 1895, Oscar Wilde présente pour la première fois L’importance d’être Constant au St-James Theatre de Londres. Véritable plongée dans une Angleterre victorienne, cette pièce mélange comédie sentimentale, comédie de mœurs et comédie de caractère. Les dialogues sont empreints d’une ironie délicieuse, au travers desquels se dessine une critique acerbe de la société contemporaine dont Oscar Wilde se fit le détracteur à plusieurs reprises. La haute société victorienne, autoproclamée vertueuse et morale, n’est en fait qu’hypocrisie et apparence. Et rien ne sert mieux la satire que l’humour absurde. Ainsi, chaque phrase est une dérision, une subversion assumée de l’hypocrisie aristocratique face aux institutions de l’époque : « on devrait toujours être amoureux. C’est pourquoi on ne devrait jamais se marier », s’amuse Algernon.

Traduite pour la première fois en français au Québec par Normand Chaurette et mise en scène par Yves Desgagnés, L’importance d’être Constant est servie par une troupe éclatante. Les comédiens endossent avec brio leurs costumes aux couleurs chatoyantes : ombrelles et jupes à trompettes pour les femmes, costumes trois pièces pour les hommes. Mais surtout, il faut parler de la scénographie, sublimée par Martin Ferland. Rappelant le monde dans lequel se meut la petite Alice aux pays des merveilles, la grande – que dis-je, la gigantesque – tasse qui fait office de décor fait rire le public aux éclats à peine le rideau levé. Tout prend des tailles démesurées : la cuillère dans le creux de laquelle le personnage se love, le sachet de thé qui fait office de coussin, et le biscuit qui se transforme en table. Cette exagération avertit le spectateur de ne surtout rien prendre au sérieux et décrédibilise la fameuse tradition du thé britannique qui devient le symbole de la haute société. Le paraître occupe donc, littéralement, tout l’espace.

Au cœur de cette pièce réside la question d’identité et d’usurpation d’identité. Algernon et Jack s’inventent des personnages fictifs baptisés Constant pour pouvoir mener une double vie entre Londres, où ils se délectent des plaisirs scandaleux, et la campagne anglaise, où ils peuvent échapper aux obligations sociales. Le comique vient du quiproquo autour du nom de Constant. Gwendoline et Cecily sont obnubilées par ce nom aux connotations religieuses et morales, métaphore de l’obsession de la société victorienne par l’apparence de la vertu et de l’honneur. Wilde en fait sa source d’inspiration et y puise une ribambelle de situations cocasses mêlant jeux de rôles et rebondissements farfelus. Desgagnés pousse le travestisme à son paroxysme en présentant un Raymond Bouchard dans la peau de Lady Bracknell. L’acteur revêt robes d’époque et, de sa voix rauque, incarne parfaitement cette tante revêche pour qui seuls l’image et le prestige importent.

Oscar Wilde disait « C’est lorsqu’il parle en son nom que l’homme est le moins lui-même. Donnez-lui un masque et il vous dira la vérité ». Pour ne citer que Le Portrait de Dorian Gray ou L’importance d’être Constant, l’écrivain britannique a inséré à maintes reprises cette notion de double-je(u) identitaire au centre de son œuvre – sans aucun doute un élément autobiographique. En effet, Wilde lui-même menait une double vie d’homme marié ayant des relations homosexuelles. Sa relation avec le poète Lord Alfred sera révélée au public par le père de ce dernier – furieux contre son fils d’entretenir une relation sodomite, un crime à l’époque – quelques mois après la représentation de la pièce. Il sera emprisonné pour cela et finira humilié et ruiné, avant de s’exiler en France. 

Loin d’être une simple comédie frivole, il faut donc déceler dans cette pièce une réflexion plus profonde sur l’identité et l’immense place que prend le faux dans toutes les sociétés. Dans une entrevue avec Le Devoir (du 8 novembre 2014), Desgagnés affirme d’ailleurs : « Quand on s’expose à [la pièce] aujourd’hui, on pourrait croire qu’elle a été écrite hier », tant le dictat du paraître dirige encore notre société moderne.


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