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Il ne fallait pas être ailleurs

L’affect et l’altérité sont au centre d’Elsewhere, le dernier spectacle d’Heidi Strauss.

Jeremy Mimnagh

C’était au Théâtre Prospero que Danse-Cité entamait, la semaine passée, sa saison 2014–15 avec la dernière création d’Heidi Strauss. Grâce à Elsewhere, pièce sincère, intime et vivifiante, la chorégraphe délaisse un adjectif pour un participe passé : on ne parlera désormais plus d’artiste émergente, mais bel et bien d’artiste émergée. Le spectacle s’ouvre sur le corps d’une des danseuses, à savoir Molly Johnson —, qui ne semble pas avoir trouvé le temps de se déchausser avant de rentrer sur scène. Elle saute, de manière répétitive, sur elle-même. Ça tombe bien, puisque « rebondir », c’est la racine étymologique du concept de résilience, sujet principal d’Elsewhere. Heidi Strauss voulait y explorer « cette faculté de l’humain à transformer et être transformé », «[c]es traces qui marquent nos corps, nos gestes » (Dfdanse, numéro du 22 septembre). La résilience c’est, en psychologie, la capacité à prendre acte des événements traumatiques pour ensuite les dépasser. La narration d’Elsewhere, se plaçant dans cette thématique de l’affect et de la résistance est donc nécessairement fragmentaire. Les danseurs s’arrêtent fréquemment de bouger pendant la pièce : c’est qu’ils sont le pouls du spectacle. C’est la musique électronique lancinante, agissant comme un électrocardiogramme poétique, qui vient relancer les corps. 

Ce qui est d’abord profondément ailleurs dans la pièce de Strauss, c’est l’équilibre des danseurs. Simultanément liquides et désarticulés, les cinq corps se désaxent et se déhanchent, titubent, tombent. Elsewhere est, certes, parsemé de solos, dont la superbe performance de Danielle Baskerville. Mais ce sont les dispositifs d’ensemble — les duos, notamment — qui nous renseignent sur la nature de ce déséquilibre dont les balancés, les contrepoids et les arches sont les stigmates. Sous l’action de Strauss et de sa poétique de l’altérité, le centre de gravité du danseur est déplacé : il n’est plus confortablement enfoui en soi, quelque part entre le sexe et le nombril. Il est dans l’autre. Ce qui est certes plus déstabilisant pour le danseur, mais surtout plus sincère vis-à-vis du spectateur. Il faut se rappeler cette phrase de Pina Bausch : « la vie n’est jamais comme un plancher de danse, lisse et rassurant ». Le plancher de Strauss, lui, est tout sauf rassurant. Il est rempli d’aspérités imaginaires,  d’obstacles lumineux, et, encore plus anxiogène que ceux-ci, il est rempli par l’autre. Le plancher de Strauss, c’est la vie elle-même dans son caractère interrelationnel. Si je veux rester debout, il me faut prendre en compte le corps de l’autre : son langage, ses déplacements. 

Savoir (re)prendre le temps

À trois reprises durant le spectacle, les danseurs viennent à l’avant-scène, au contact direct du public. Délaissant temporairement la danse, ils tentent avec grand peine de traduire, cette fois verbalement, ce moment d’émotions vives qu’est l’affect. Mais c’est évidemment le corps qui prend le relais : il est le véhicule privilégié de la transmission de la subjectivité. Certains regrettent ces redondances et la relative longueur de la pièce. Vivaldi lui-même nous disait « Quand un violon suffit, ne pas en employer deux ».  Sauf peut-être lorsque l’on a les oreilles bouchées. Elsewhere rend ce que le vertige contemporain, la multiplication des interfaces numériques et l’atrophie du langage usuel ont ôté à la conversation : la communication. Heidi Strauss le sait bien : il faut savoir reprendre le temps, en opposant à la futile consommation culturelle la longue et nécessaire transmission artistique. 


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