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Démoniaque outillage : Toca Loca attaque Pollack

Ou : comment faire frémir Liberace.

Pour qu’une formation musicale puisse porter le nom Toca Loca –soit plus ou moins « joue follement»– sans ridicule, il lui faut avoir une dose considérable de talent, question d’accoter sa propre bravade. Côté propension, les musiciens –Simon Docking, Aiyun Huang, Gregory Oh et Gregory Beyer, percussionniste américain invité par l’ensemble– n’ont plus grand-chose à prouver. Décorés par plus de prix qu’il ne serait raisonnable de mentionner, ce sont des habitués de grandes salles comme Carnegie, mais aussi d’abscons bars de facultés de musique où se massent une poignée de doctorants auprès desquels la seule mention de Stockhausen ou de Xénakis suffit à susciter des heures d’échanges endiablés.

Leurs parcours respectifs ont de quoi impressionner. Qu’en est-il, cependant, de la performance qu’ils ont livré sous les projecteurs du Pollack Hall mercredi dernier ?

Commençons avec le pire : par moments, c’était un brillant questionnement sur les affres subies par toute composition rigoureuse lorsqu’on la confronte à l’exercice publique. Ces moments avaient des titres, notamment 371 de Chris Harman. Il s’agit d’un remaniement des thèmes du 371e et dernier choral du bon vieux Jean Sébastien, écrit pour deux pianoforte, célesta, piano-jouet, glockenspiel, marimba et percussions. Du « Iron Chef Bach », comme l’a décrite Gregory Oh. On s’imagine facilement tout le plaisir que les interprètes ont dû connaître à parcourir ce remodelage fulgurant de Harman, de l’intégrer, d’en parcourir les recoins et de l’intérioriser. Cependant, au moment charnière où l’ensemble se doit de le présenter au grand Autre qu’est le public, l’exécution en devient un exquis délire cérébral dont ledit public se sent irrémédiablement exclus. D’ailleurs, pendant la majorité des treize mouvements, les deux pianistes font même dos à l’audience –comme s’ils avaient pu tout autant s’en passer. 

Par moments, (Linea de Luciano Berio) le contrepoint des soupirs venant de la salle a su ramener à l’esprit une boutade dépoussiérée d’un court essai du XVIIIe siècle, De l’opéra allemand, de Christoph Martin Wieland : « La musique est le langage des passions, mais toutes les passions ne gagnent pas à être mises en musique. » En même temps, tout dilettantisme exclu, Wieland n’était pas musicien. 

Cela étant dit, s’il y avait un artiste à l’aise sur scène ce soir-là, c’était bien le flamboyant virtuose Gregory Beyer. Son interprétation de Diogenes’ Lantern d’Alexandre Lunsqui, relayée entre marimba et berimbaõ brésilien, un instrument de musique de la capoeira, était aux antipodes des froideurs conceptuelles des autres morceaux. C’était une expérience à rapprocher de la notion de transe, développée par l’ethnomusicologue Gilbert Rouget, que le percussionniste a su partager avec ceux qui l’écoutaient –au point où l’on en oubliait de respirer.

Somme toute, la charmante désinvolture de Toca Loca, à l’égard de tout ce qui est convenu, a quelque chose d’irrésistible. Anecdote à valeur symbolique, leur site web affiche une photo d’Oh brandissant fièrement un billet de 20$ avec le sous-titre anglais : « Se faire payer 20$ pour arrêter de jouer au coin de Queen et John ». À titre explicatif, ce coin de rue torontois est fortement connoté trendy ; les Q.G. de Bell Media, alias « big media » y font, entre autres, pignon sur rue. Comment ne pas se laisser séduire par l’amabilis insania de tels fiers geeks ? 


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