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Fukushima mon amour

Trois ans plus tard, retour sur la couverture de la catastrophe.

Trois ans et une semaine après le séisme de magnitude 8,9 qui avait frappé le Nord-Est du Japon sous la forme d’un tsunami, le pays ne s’est pas encore relevé.

État des lieux 

En effet la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi pose encore des problèmes, notamment concernant la contamination de l’eau : selon Le Devoir (« Trois ans après, la sortie du tunnel est encore loin », paru le 11 mars 2014) il y a actuellement « 450 000 tonnes de liquide radioactif accumulé dans 1200 réservoirs disséminés sur le site ». Cependant malgré les failles de sécurité mises en évidence par le tremblement de terre, le premier ministre Shinzo Abe a déclaré que « les réacteurs jugés sûrs devront être remis en exploitation », mettant de ce fait fin au projet du précédent gouvernement de zéro nucléaire d’ici 2040. Selon l’article du Devoir, le gouvernement avance trois raisons pour justifier sa position. La première est d’ordre économique (les centrales thermiques seraient trop coûteuses), la seconde d’ordre diplomatique (l’indépendance énergétique est capitale) et enfin la dernière est écologique (les centrales thermiques génèrent des gaz à effet de serre).

« Dans des statistiques compilées le mois dernier par la police locale, la préfecture de Fukushima estimait que 1656 personnes étaient décédées en trois ans des suites de maladies liées notamment au stress. Un chiffre supérieur au nombre de décès provoqués par des blessures physiques liées aux catastrophes de mars 2011 »

Cependant le nucléaire est loin d’être la seule problématique à laquelle les autorités japonaises doivent faire face. En effet, le bilan humain et matériel dans la région du Nord-Est (Tohoku) est toujours lourd. Ainsi on chiffre aujourd’hui à près de 20 000 le nombre de personnes tuées par le tsunami (selon La Presse : « Le Japon commémore le tsunami et l’accident nucléaire de Fukushima », 11 mars 2014), et parmi celles-ci beaucoup sont toujours introuvables. Ces morts ont pu être provoquées directement par le séisme, mais aussi, selon Les Echos (« Fukushima : autour de la centrale, la dépression fait plus de victimes que la radioactivité » ), par les conséquences de l’accident à la centrale nucléaire, la première étant le stress : « Dans des statistiques compilées le mois dernier par la police locale, la préfecture de Fukushima estimait que 1656 personnes étaient décédées en trois ans des suites de maladies liées notamment au stress. Un chiffre supérieur au nombre de décès provoqués par des blessures physiques liées aux catastrophes de mars 2011 ».

Mais le drame humain ne s’arrête pas là : selon l’article de La Presse, ce seraient quelque 270 000 personnes qui auraient été déplacées, leurs maisons ayant été détruites directement soit par le séisme soit par sa funeste conséquence, le tsunami, ou encore du fait de la radioactivité s’étendant bien au-delà de la « zone d’exclusion nucléaire » de vingt kilomètres. Ces personnes vivent pour la plupart dans des abris de fortune car « seulement 3,5% des maisons pérennes promises ont été bâties dans les provinces d’Iwate et Miyagi ». (La Presse). Pour l’instant, environ 100 000 personnes vivent encore dans des préfabriqués entassés sur la côte Nord-Est du Japon, selon l’AFP (« Japon : 3 ans après le tsunami, ils vivent encore dans des préfabriqués », vidéo publiée le 10 mars 2014), et « le gouvernement n’est pas en mesure d’estimer quand tout le monde pourra sortir de ces préfabriqués », selon ce reportage. Si 30000 personnes pourront revenir chez elles dans les deux prochaines années, selon l’Agence France-Presse (« Fukushima : une partie des réfugiés pourront retourner chez eux », le 24 février 2014), toutes ne souhaitent cependant pas le faire, car il y a des risques pour la santé, et ils perdraient leurs indemnités de 100 000 yens mensuels (1086 dollars canadiens) versés par le gouvernement pour « préjudice moral ».

Ainsi la situation est complexe, puisque les conséquences physiques du séisme (la destruction d’habitations) couplées à la menace nucléaire ont engendré des destructions, mais ont également laissé des séquelles moins visibles.

General Electric : je te biaise

Sans tomber dans l’antiaméricanisme primaire, certains éléments sont troublants. En effet, il semblerait, comme nous l’explique Yuji S. Calvo, étudiant à la maîtrise en sociologie et activiste pour les causes environnementales, que des intérêts économiques titanesques puissent influencer la couverture médiatique de la catastrophe, ainsi que les réactions politiques internationales, notamment concernant les risques liés à la centrale nucléaire. Le site mondialisation​.ca explique de façon ironique que la conception des réacteurs Mark 1 (soit cinq des six réacteurs de Fukushima) de la centrale était lamentable : «[des japonais ont tenté d’empêcher] une fusion incontrôlable des coeurs des réacteurs nucléaires et la combustion des déchets radioactifs contenus dans les piscines d’entreposage situées immédiatement au-dessus des réacteurs Mark 1, un design absolument génial de General Electric. » De plus le groupe américain ne pouvait pas plaider non-coupable, puisque, comme le révèle lepoint​.fr (« Fukushima, les fausses certitudes de l’EDF japonais », paru le 17 mars 2011) l’un des ingénieurs de la centrale, Dale G. Bridenbaug, avait signalé la fragilité de l’enveloppe de l’enceinte de confinement (qui a cédé lors du séisme). N’ayant pu convaincre ses supérieurs, il avait démissionné peu après.

General Electric, géant américain de l’énergie, et spécifiquement du nucléaire, était donc à blâmer. Mais il est à signaler que le président de General Electric au moment des faits, Jeffrey R. Immelt, est l’un des principaux conseillers économiques d’Obama, et que vingt-trois sites nucléaires aux États-Unis utilisent le même réacteur que celui mis en cause à Fukushima (Mark 1). Ainsi, selon Yuji S. Calvo, cela expliquerait pourquoi la couverture de la catastrophe par les médias américains a été parfois limitée concernant les détails techniques et l’étendue de la catastrophe. Par exemple, une étude menée par le médecin Janette Sherman et l’épidémiologiste Joseph Magano a montré que dans huit villes américaines situées près du Pacifique le taux de mortalité infantile a grimpé de 35% après l’incident nucléaire de Fukushima. Cette « coïncidence » n’a été relayée dans aucun média américain, peut-être pour ne pas affoler l’opinion (les faits restant certes mineurs), mais aussi pourquoi pas pour protéger les intérêts économiques de la nation ?

Une information idéalisée

Mais les faits,  évoqués par les médias étrangers, aussi contestables soient-ils, ne sont qu’une partie du problème dans le traitement de l’information liée à la catastrophe du 11 mars 2011. Souvenez-vous des images que jetaient sur vos écrans les chaînes télévisées du monde entier. Le jour même, ce sont des images impressionnantes de vagues déferlant sur des villes entières du Nord-Est de l’île de Honshu – l’île principale de l’archipel japonais –, de gratte-ciels qui vacillent au cœur de Tokyo, qui frappent l’œil du téléspectateur. Le tremblement de terre, et le tsunami qu’il a causé, impressionne par sa force surnaturelle, mais aussi car il s’attaque au Japon. Ce pays bien souvent mis du côté des puissances « occidentales » de par son développement économique, jusqu’en 2010 contesté seulement par les États-Unis, apparaît soudainement comme faible, victime d’éléments plus fort que lui. On pardonne car on comprend – sans nécessairement être d’accord – le sensationnalisme choisi par les médias pour couvrir la catastrophe, néanmoins notable : autant sur les chaînes japonaises qu’étrangères, les mêmes images sont répétées des dizaines de fois, histoire de bien s’ancrer dans les mémoires. Et cela fonctionne… jusqu’à un certain point.

Le tremblement de terre, et le tsunami qu’il a causé, impressionne par sa force surnaturelle, mais aussi car il s’attaque au Japon.

Si le tsunami a marqué les esprits du monde entier, il est intéressant de remarquer que lorsqu’on demande à des étudiants de McGill ce que la date du 11 mars évoque pour eux, peu répondent que c’est le jour où un tsunami a pris la vie de près de 20 000 personnes. Il est néanmoins indéniable que les images ont fait le tour du monde et ont choqué, déclenchant une vague de sympathie à l’égard d’un peuple avec lequel, voudraient nous faire croire les médias, nous partageons peu de choses.


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Keelan MacLeod | Le Délit

 

La distance de la différence

Car c’est vrai, dans les quelques jours qui ont suivi le tsunami,  deux autres types d’informations se sont répandues dans les médias étrangers : celles concernant le drame nucléaire dû à l’endommagement de la centrale nucléaire de Fukushima-Daiichi, et l’attitude des Japonais face à la tragédie qui frappait leur pays. Mais si, souvenez-vous de ces images touchantes de centaines de personnes entassées dans des gymnases, qui prennent leur mal en patience et qui prient calmement, dans un relatif calme et ordre considérant les circonstances. Pendant quelques semaines, il semblerait que les médias n’aient eu de cesse que de faire l’éloge de ce peuple de près de 130 millions d’individus qui vivent si loin de nous. On les voit faire des queues interminables à des stations-services, on les voit s’entraider au lieu de se renfermer sur leur misère. Et on les applaudit pour ça.

Car il y a également quelque chose de déshumanisant dans l’orientalisme : on accorde plus d’importance aux différences culturelles qui nous séparent qu’à l’humanité qui nous unit.

Le Japon est un pays à la mentalité collectiviste, héritée de la tradition confucianiste qui a largement influencé les cultures de l’Asie, comme la Chine, le Vietnam, les Corées et bien d’autres. Sur le classement des valeurs de Hofstede – un outil utilisé par beaucoup de multinationales –, le Japon obtient un score de 46 sur 100 en « individualisme », ce qui reste relativement élevé comparé à ses voisins asiatiques (20 pour la Chine, 18 pour la Corée). Mais comparé à la culture à laquelle nos médias sont habitués, la différence est toujours impressionnante, puisque le Canada obtient 80, et les États-Unis 91. Il n’est donc pas étonnant de voir les journalistes de chez nous surpris par l’attitude des Japonais. Mais ce discours a quelque chose d’orientaliste et de dangereux.

En effet, en insistant sur la force de ce peuple et en mettant une certaine emphase sur les traits culturels qui nous séparent, la couverture médiatique a eu pour effet de mettre une distance encore plus grande entre nous et eux. On en parlait la semaine dernière déjà au sujet de la situation au Vénezuela (voir « Dans l’angle mort », Le Délit, 11 mars 2014, Volume 103 no18): plus l’événement est lointain, tant géographiquement qu’idéologiquement, moins on se sent concerné, et donc, forcément, moins on se sent enclin à prêter main forte. C’est naturel, mais pas moins navrant. Car il y a également quelque chose de déshumanisant dans l’orientalisme : on accorde plus d’importance aux différences culturelles qui nous séparent qu’à l’humanité qui nous unit. En tant que Canadien, Français, Algérien, ou autre, on s’identifie peu aux Japonais que les médias nous montrent.

Mais la réalité est bien moins exotique. Le tremblement de terre du 11 mars 2011 touche encore des milliers de personnes qui, comme nous, peu importent leur culture et leur force collective, méritent de vivre dans des conditions de vie décentes et d’avoir un gouvernement et une communauté internationale qui les écoute. Mais l’approche quelque peu orientaliste des médias internationaux n’est pas la seule coupable de la lenteur des efforts de reconstruction et de l’implication, autant nationale qu’à l’étranger, des différents acteurs pour remédier à la situation.

Au-delà du nucléaire

L’emphase mise sur le drame nucléaire plus que sur les conséquences humaines du tsunami y est aussi pour quelque chose. On parle du 11 septembre, de l’ouragan Katrina, du tremblement de terre à Haïti, mais pour parler de la catastrophe japonaise, on parle de Fukushima. Loin de vouloir dédramatiser les conséquences immenses du drame nucléaire – qu’on sera capable de mesurer réellement dans quelques décennies d’ailleurs – il est ici question de rappeler que le 11 mars, ce n’est pas QUE un incident environnemental, mais bel et bien une tragédie humaine. Bien sûr, un bon nombre de ces personnes touchées le sont à cause de la catastrophe nucléaire – morts, malades, déplacés en grand nombre – et c’est pour cela qu’il faut parler du problème nucléaire. Mais plus loin que d’y accorder une couverture scientifique et environnementale, il faut se souvenir que, finalement, la raison pour laquelle on s’inquiète, c’est pour les vies qu’il y a derrière.

« On observe un niveau de conscience politique comparable à celui de l’après-guerre, où les gens sont prêts à se serrer les coudes pour faire face à l’adversité »

Toutefois, il semblerait que la couverture médiatique significative de l’incident nucléaire ait réveillé les consciences politiques au Japon. D’après certains experts, le mouvement antinucléaire qui s’est réveillé au lendemain de la catastrophe n’était « rien de moins qu’une perte de la foi à l’échelle nationale, tant dans l’énergie nucléaire, mais aussi dans le gouvernement, que beaucoup blâment d’avoir laissé cet accident se produire » (« Japan’s Nuclear Energy Industry Nears Shutdown at Least for Now », New York Times, 8 mars 2012). En juin dernier, 60 000 personnes manifestaient à Tokyo, appuyés par une pétition qui ne regroupait pas moins de huit millions de signataires, contre le redémarrage de plusieurs centrales nucléaires. Cette manifestation, comme les nombreuses qui ont eu lieu depuis le 11 mars 2011, rassemblait des tokyoïtes mais également beaucoup de japonais venus de la campagne pour l’occasion. D’après Yuji S. Calvo, « on observe un niveau de conscience politique comparable à celui de l’après-guerre, où les gens sont prêts à se serrer les coudes pour faire face à l’adversité », sur le terrain de la cause environnementale, mais, de façon plus large, sur l’efficacité du gouvernement à répondre à leurs problèmes.

Trois ans plus tard, force est de constater que beaucoup reste à faire, au Japon, afin de soigner les plaies encore vives du tremblement de terre et du tsunami qui ont frappé en particulier la région du Tohoku. La catastrophe nucléaire en est bien une, et elle se doit d’être traitée par le gouvernement japonais. À ces fins, les Japonais eux-mêmes s’impliquent plus que jamais, tandis que des milliers d’entre eux continuent à vivre dans des préfabriqués, déplacés.


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