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Vers les racines de nos amours

Omnibus le corps du théâtre présente à l’Espace Libre un condensé des fatales amours de Jean Racine

Catherine Asselin-Boulange

Condenser trois œuvres –déjà bien denses– de Jean Racine, voilà le défi que s’est lancé la troupe Omnibus. Réal Bossé, Sylvie Moreau et Jean Asselin, trois complices de longue date, se voient octroyés trente minutes chacun pour faire revivre Andromaque, Bajazet et Bérénice sur la scène de l’Espace Libre. Cinq comédiens (Marie Lefebvre, Kathleen Fortin, Gaétan Nadeau, Pascal Contamine et Charles Préfontaine) se partagent quatorze personnages. Amours fatales, la pièce qui en résulte, est une succession de crimes passionnels et un tourbillon d’amours violemment refoulées, rejetées ou imposées. Racine survit malgré tout à tant d’ébranlements, mais il en sort un peu étourdi et moins émouvant qu’il l’aurait peut-être souhaité.

Andromaque, rappelons-le, est l’archétype de la tragédie racinienne où évolue dangereusement une chaîne d’amours non-partagées : Oreste aime Hermione, qui aime Pyrrhus, qui aime sa captive Andromaque, qui n’a cessé d’aimer son défunt mari Hector, tué par le père de Pyrrhus. Andromaque s’accroche à sa seule bouée d’espoir : son fils. Or, Oreste arrive en messager funeste : la Grèce veut la mort du fils d’Andromaque et demande à Pyrrhus de livrer l’enfant. Les tractations politiques s’enchaînent, alors que se déchaînent des passions sombres. Réal Bossé choisit de situer son Andromaque « à l’époque où les animaux parlaient ». La prémisse d’Ésope y est interprétée presque littéralement. Les personnages sont habillés en peaux d’animaux, rampent-grognent-reniflent sur un carré de terre tout en récitant des alexandrins galants.

Après trente minutes dans cet enclos de terre, l’éclairage rétrécit la scène et des tapis persans sont étalés dans le carré de lumière diminué. Les acteurs réapparaissent sur scène, en caftans châtoyants, pour Bajazet de Sylvie Moreau. La tragédie évolue dans le sérail du sultan Amurat, à Constantinople, au XVIIe siècle. Entre des murs immuables, les intrigues amoureuses font rage. Le vizir Acomat complote dans le dos du sultan pour rapprocher la favorite, Roxane, du frère du sultan, Bajazet. Roxane tombe sous le charme de Bajazet, qui cependant est amoureux d’Atalide, qui est convoitée par Acomat. Trahisons politiques et amoureuses se résolvent dans un bain de sang, et le tintement discret de bijoux librement ajustés à la taille.

L’éclairage rétrécit à nouveau la scène. Pour Bérénice de Jean Asselin, les acteurs doivent négocier leurs mouvements sur quatre carrés de marbre adjacents –à chacun son carré. Titus devient empereur de Rome et doit annoncer une nouvelle déchirante à Bérénice, la reine palestinienne dont il est éperdument épris : les lois de Rome interdisent l’union de l’empereur avec une reine. Titus ordonne à Bérénice de quitter Rome avec Antiochus, son compagnon d’armes, qui est secrètement amoureux de Bérénice. Rome… soit, mais les acteurs portent des tailleurs contemporains. Titubant sur leur carré de marbre, contorsionnés dans leur espace limité, les acteurs livrent un jeu excellent.

Les trois pièces invitent le spectateur à relever ce qu’il y a d’intemporel et d’universel dans l’amour racinien. Cet amour est à la base mû par des pulsions primaires. C’est pourquoi les personnages d’Andromaque, mi-humains mi-animaux, font éclater leurs émotions dans un décor de terre mise à nue. Contraint à un espace physique sans issue, comme le sérail de Bajazet, cet amour s’empoisonne en intrigues meurtrières. Contraint par des obstacles sociaux, tels que les lois romaines dans Bérénice, cet amour implose dans la solitude. Ce sont les costumes qui illustrent le caractère intemporel de cet amour : on passe des peaux d’animaux aux tailleurs, de la préhistoire à nos jours. Puis, pour rappeler que cet amour est universel, qu’il est ici comme il l’est ailleurs, on dote Bajazet d’un décor clairement oriental. C’est, somme toute, une démarche bien réfléchie pour distiller Racine et intellectualiser l’amour.

Cependant, à trop vouloir extirper l’essence de Racine, on s’éloigne de certains traits de la tragédie racinienne. Par exemple, la physicalité animale des acteurs dans Andromaque fait éclipser la galanterie classique. Oui, Racine fait indubitablement régner les pulsions violentes, mais il y a tout de même quelque chose d’incongru à voir Hermione cracher sur sa rivale, puis se souiller et se débattre dans la terre. Tout concupiscent qu’il puisse être, un Pyrrhus qui renifle à quatre pattes l’entre-jambe de l’être désiré perd un peu de crédibilité.

Il faut reconnaître que la troupe Omnibus est reconnue pour l’emphase qu’elle donne à l’expression du corps. On comprend donc la tentation de vouloir extérioriser les pulsions amoureuses très explicitement. Le résultat est intense, mais manque de puissance. Au contraire, un jeu du corps plus contenu, plus cohérent avec la galanterie des alexandrins récités, laisse mieux bouillir ces pulsions internes, qui n’éclateront qu’avec plus de force.

De plus, la salutaire catharsis, qui caractérise le genre tragique, est trébuchante. Un des objectifs d’une tragédie est de permettre aux spectateurs de purger leurs passions à travers celles des personnages. Or, trente minutes ne laissent pas assez de temps pour accompagner chaque personnage à travers ses tergiversations, ses doutes et ses dilemmes souffrants. Jean Asselin, dans une entrevue accordée à Olivier Dumas, de l’Espace, dit avoir coupé en moyenne 600 vers par scène. Le texte final maintient la cohérence de l’original, ce qui est tout à l’honneur d’Asselin, mais inévitablement, chaque coupure diminue le temps de rapprochement entre les spectateurs et les personnages. Au bout de trente minutes, quand les personnages atteignent le paroxysme de leurs passions, le spectateur n’est pas tout à fait prêt à le partager. Et déjà, il faut passer à la prochaine pièce.

Les longs temps morts entre chaque pièce n’aident pas non plus à maintenir la charge émotive pour que se concrétise la catharsis. La trame sonore qui joue pendant le changement de décor, amalgame de grognements bestiaux, de gémissements calculés et de soupirs gutturaux, ne parvient pas à garder vivante cette tension tragique qui doit ultimement consommer personnages et spectateurs.

Amours fatales est donc une adaptation réussie, à condition que le spectateur ne soit pas trop attaché aux canons de la tragédie classique. C’est déjà un exploit que de réduire une œuvre de Racine sans réduire la beauté du texte, ni la cohérence narrative. Jusqu’au 8 mars 2014, l’Espace Libre nous offre donc une contradiction intéressante : du Racine épuré, moins racinien en même temps.


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