Une partition de Summertime est posée sur mon piano depuis que j’ai sept ans ; y figure une lithographie des amants éponymes. C’est sans doute la chanson la plus reprise de l’histoire. Sur sa page d’accueil, le site The Summertime Connection affirme qu’en date du 11 mai 2011, il existe au moins 41 915 performances publiques de l’aria, desquelles 33 345 ont été enregistrées. Et la chanson est loin d’être le seul hit de l’opéra. À Summertime s’ajoutent, parmi d’autres, les incontournables I Loves You Porgy, It Ain’t Necessarily So, Bess et I Got Plenty O’ Nuttin’, standards bien rodés. Ce qui fait, en quelque sorte, de cet opéra un Thriller du répertoire classique américain, si l’analogie avec un album pop colle. Cela étant dit, je ne l’avais jamais vu. Pas en live.
Et ce n’est pas étonnant. Depuis sa création au Alvin Theatre de New York en 1935, le chef‑d’œuvre de Gershwin jouit d’une aura mystique dont la verve est inversement proportionnelle à sa réelle présence dans les salles de concert. Adapté de Porgy, pièce elle-même adaptée du roman à succès d’Edwin Dubose Heyward, l’opéra connaîtra un XXe mouvementé. D’une part, Ira Gershwin dicte à même le livret que la troupe se doit d’être composée d’artistes noirs, ce qui, dans une Amérique fortement ségréguée, reste un geste aussi subversif que complexe à exécuter. D’autant plus que, comme le remarque la soprano Marie-Josée Lord (rôle de Serena), plusieurs Afro-Américains accusent l’œuvre de racisme, offusqués par une mise en scène jugée peu digne. Exemple notoire : dans les années 1950, Harry Belafonte refuse publiquement le rôle de Porgy dans la version cinématographique. Des versions édulcorées de Cheryl Crawford pour Broadway aux premières européennes par des troupes de Blancs lors de l’occupation nazie, sans oublier les récentes versions fortement critiquées de Nunn et Paulus, les difficultés auxquelles se buttent cette œuvre –qui ne lésine pas dans son traitement des motifs d’amour, de drogue et de violence– sont multiples, de sorte que les productions un tant soit peu fidèles à l’intention originale se comptent sur les doigts d’une main.
Présentée pour la première fois par l’Opéra de Montréal en collaboration avec l’OSM, la Montreal Jubliation Gospel Choir et neuf autres compagnies nord-américaines dans le cadre du Mois de l’histoire des Noirs, Porgy and Bess se joue sous poids d’une immense anticipation. C’est l’opéra que tout le monde connaît de fragments ou de légende, mais que peu ont véritablement eu la chance d’entendre. Même pour l’année 2012–2013, qui suit la popularité de la version de Diane Paulus, la base de données Operabase le classe en 117e place en termes de nombres de représentations à l’international, tout juste derrière l’Orlando d’Haendel. Facile de comprendre alors que les cinq représentations sont à guichet fermé, et ce, avant même la première.
Les voix de Kenneth Overton –remplacement fortuit à deux semaines de la première– et de la même Measha Brueggergosman qui interprète l’hymne olympique à Vancouver en 2010 –respectivement Porgy et Bess– brillent. Jermaine Smith, également recruté à la dernière minute en remplacement, se démarque par son incarnation impeccable du personnage Sportin’ Life : il ajoute à sa voix explosive un jeu théâtral et une chorégraphie d’une maîtrise époustouflante, glanée à travers des années d’expérience dans la peau du personnage. Son It Ain’t Necessarily So, donné dans un style qui rappelle mais transcende la simple comédie musicale, est le numéro le plus ovationné de la soirée. De son côté, Wayne Marshall, chef d’orchestre chevronné, reconnu entre autres pour ses interprétations de Gershwin, Ellington et Bernstein, mène l’OSM à la fois avec bravade et subtilité.
À l’image de l’œuvre dont la genèse témoigne d’autant de niveaux qu’un mille-feuille, l’exécution parvient simultanément à exprimer avec intelligence les motifs historico-sociaux, avec candeur l’intrigue accessible à tous et avec finesse la polyphonie référentielle de Gershwin qui mêle, par la pratique des leitmotive allemands, jazz, folklore américain, gospel, blues en Gullah et musique liturgique juive.
Comme le chante somptueusement Michael Preacely dans le rôle de Jake, « it took a long pull to get there », mais voici finalement que l’œuvre de Gershwin est honorée d’une représentation à sa hauteur à Montréal.