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Dites « poire »

L’auteure Kim Thúy en conférence à McGill.

Romain Hainaut | Le Délit

Avec ses costaudes moulures néoclassiques et ses imposants portraits d’anciens doyens barbus, le Arts Council Room – là où Kim Thúy est attendue pour une rencontre animée par le professeur Alain Farah – confère à l’assistance un recueillement académique quasi-religieux. Certains se demandent s’ils ont  le droit  de s’installer à la table ronde au milieu de la pièce ; d’autres ne se l’octroient même pas, s’assignant plutôt la périphérie. Lorsque Thúy entre, souriante, la salle lui tire la pantomime de quelqu’un d’estomaqué :

« Wow ! Ha, on se sent déjà plus intelligents ici ! Mais… Venez donc à la table : vous êtes trop loin ! »

À dix ans, Kim Thúy fait partie des boat people qui fuient le Viêt Nam sous occupation communiste. Dans un camp de réfugiés malaysiens, sa famille bénéficiera du programme de parrainage institué par le Canada en réponse à la crise humanitaire. Ainsi, elle recommence sa vie à Granby, en Estrie. Habitant le Québec depuis, Thúy y est successivement couturière, interprète, avocate, propriétaire du restaurant Ru de Nam, chroniqueuse culinaire pour la radio et la télévision, sans compter fière mère de deux enfants. Avec la publication en 2009 de l’autoficition Ru, elle ajoute « écrivaine » à sa liste d’épithètes ; s’en suivent une ribambelle de prestigieux prix littéraires, des traductions en une quinzaine de langues ainsi que deux autre titres : À toi (2011), une correspondance avec Pascal Janovjak et Mãn (2013), une histoire d’amour.

En lui faisant une introduction dithyrambique, Alain Farah fait entrer son œuvre dans le courant de la « littérature vivante », expression originalement robbe-grilletienne. Thúy écarquille les yeux et retrousse sa lèvre inférieure. Avec une pointe de défi, elle lance : « C’est quoi, la littérature vivante ? »

La salle éclate de rire. Bien qu’elle souligne la nécessité de l’appareil universitaire au sein du monde littéraire, Thúy participe d’une toute autre trajectoire. Diplômée de l’Université de Montréal en droit et traduction, Kim Thúy se remémore un cours d’écriture narrative de début de Bac : « Le professeur m’a carrément suggéré de me trouver un autre domaine d’études ! Il m’avait donné “zéro” en composition, “zéro” en participation […] il n’avait jamais fait ça ! »

Néanmoins, elle explique que son amour et sa curiosité pour la culture francophone relèvent d’une histoire de séduction. Lors de leur périple vers le Québec, sa famille vivait dans des conditions d’hygiène précaires, de sorte qu’«on ne voulait même pas se toucher entre nous ». Se croyant indésirables à leur arrivée, ils reçoivent contre toute attente une quantité inespérée de chaleur, de câlins.

« Ce n’est pas une loi 101 qui m’a fait apprendre le français. Non, si je m’y suis mise, c’est pour comprendre la personne qui m’enlaçait… Je ne m’étais jamais sentie aussi belle de toute ma vie ! »

Elle découvre l’écriture française avec des dictées à base de dépliants publicitaires et puis la littérature avec des Duras dont elle s’efforce d’imiter la prose au point où elle se défend aujourd’hui de la relire, de peur de recommencer à « parler comme elle ». Duras fait voir à Thúy un Viêt Nam comme elle n’aurait jamais pu se l’imaginer : « romantisé ». Le statut de « blanche » de Duras lui permet une perspective détachée de la réalité vietnamienne. Pour Thúy, c’est ce détachement que lui offre la citoyenneté québécoise qui lui a permis d’écrire sur son pays natal. Sans cela, elle n’aurait jamais pu « évoquer une nation entière à partir du parfum d’une feuille de Bounce» ; elle n’aurait jamais pu développer son élégante poétique qui baigne avant tout dans le sensoriel, le sensuel.

Au fil d’une vie rythmée par des chocs drastiques, des cataclysmes aux dimensions épiques, Thúy déploie une sensibilité toute particulière quant aux phénomènes dont la discrétion fait souvent oublier l’existence. Dans Ru, elle parle de son fils autiste disant qu’il «[…] ne m’appellera probablement jamais “maman” avec amour, même s’il peut prononcer le mot “poire” avec toute la rondeur et la sensualité du son [oi].» Elle écrit comme elle parle, comme elle vit : d’un ton chérissant et dénué de toute forme d’amertume ou de rancune par rapport à sa fortune.

L’inébranlable joie de vivre de Kim Thúy n’est pas une posture revendiquée, mais plutôt une partie inséparable de son être. Son authenticité se comprend lorsqu’elle agrippe spontanément la nuque de Farah en mettant en scène la séduction d’un « gentleman British qui avait passé du temps en Afrique… Tu sais comment ils sont ceux-là… Genre, rraaahhh ! ». Ou encore quand elle parle d’un intellectuel italien, Marco, qui dans un confessionnal de Bologne, lui explique l’enjeu central de Crime et châtiment en évoquant la ligne tracée par une goutte solitaire de sueur sur la nuque d’une ravissante couturière brésilienne qui s’affairait à recoudre un bouton sur sa chemise sans la lui enlever.

En entendant cette dernière histoire, Farah écarquille les yeux ; c’est à lui de faire la pantomime d’un être estomaqué.


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