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Le bleu cendré daoustien

Représentation théâtrale d’un poème de Jean-Paul Daoust.

Julie Artacho

Les Cendres bleues, ce récit poétique de deux mille vers composé par Jean-Paul Daoust, est un texte qui parle d’amour. D’un amour interdit, qui unit un garçon de six ans et demi à un jeune homme de vingt ans ; d’un amour qui s’achève dans l’immolation du pédophile par l’enfant jaloux qui l’a surpris avec un autre. Rétrospectif, le récit est celui de l’homme de quarante ans qui a été un jour non seulement la victime consentante du désir sexuel de l’adulte, mais aussi l’enfant amoureux. Alors que le texte pourrait donner l’impression que l’auteur raconte ses souvenirs pour mieux s’en défaire, il apparaît que la narration fait naître de nouvelles émotions et renaître d’anciens désirs. Le poème qui, à certains moments, se rapproche de la chanson, est scandé par ces vers qui reviennent comme un refrain, et qui rappellent au spectateur porté par l’imaginaire amoureux qu’il y a de la douleur dans le désir : « J’oscille encore dans la lumière de son désir ». La question posée par Les Cendres bleues est celle de la légitimité de l’amour vécu par le personnage. Comment est-ce possible que le viol d’un enfant soit paradoxalement le plus beau souvenir de celui-ci, la plus belle histoire d’amour qu’il ait vécue et qu’il revit encore ? « À relire maintenant les grands livres / Les grandes histoires / Je l’aime encore plus ». Ainsi que l’affirme le metteur en scène, Philippe Cyr, « devant une histoire semblable, notre réflexe normal est la dénonciation, mais le récit poétique nous amène au-delà du problème que la situation pose ». Il en va de même de la mise en scène, qui évoque le récit poétique.

La mise en scène de Philippe Cyr met en valeur un poème qui n’avait pas été initialement conçu pour une adaptation théâtrale. Le choix de placer trois acteurs sur scène transforme la vox poetica en une sorte de dialogue intérieur qui représente parfaitement le déchirement interne du personnage. La pluralité et l’éclatement des sensations, les différences entre le souvenir des ébats et la réactualisation du désir sont amplifiés par la présence des trois corps devant les spectateurs.

Sébastien David, Jonathan Morier et Jean Turcotte, qui se répartissent le rôle du personnage principal, partagent un jeu d’acteur comme une chorégraphie. Leurs déplacements sur la scène ainsi que leur gestuelle permettent de symboliser l’expérience sexuelle exprimée par l’instance narrative. Parfois ils se regroupent, et l’enfant se recroqueville, parfois ils s’éloignent les uns des autres, et la tension qui anime le personnage, balancé entre son désir et sa culpabilité, est révelée.

Le choix de trois acteurs d’âges différents donne au spectateur l’impression d’être en présence du personnage à trois stades de sa vie. Le partage du texte entre ces trois avatars renforce l’idée que les événements aient pu hanter le personnage de ses six ans et demi à ses quarante ans, et dévoile un personnage qui parle à ses doubles, à celui qu’il a été ou à celui qu’il sera, sachant que son mal d’amour a bouleversé et perturbera toute sa vie.

Les trois voix du personnage, tout en relatant l’expérience de l’enfant, racontent toutes la même histoire. Des souvenirs qui sont actualisés sur la scène : certains vers sont dits simultanément par les trois acteurs, montrant la force du souvenir qui perdure ; d’autres vers, différents les uns des autres cette fois-ci, sont prononcés au même moment, ce qui dévoile le chaos qui ébranle tant l’enfant que l’adulte. Le trouble mental auquel tentent de faire face ces trois formes du personnage fait écho au dualisme qui parcourt la pièce et qui est celui de l’eros et du thanatos, de l’amour et de la mort, de la vie et des cendres. Sont intrinsèquement liés le désir de l’enfant et la mort du jeune amant, la métaphorique brûlure d’amour et le corps qui se consume.

La couleur bleue est la seule vision qui reste inaltérée tout au long de la pièce et qui fait se rejoindre ce que le dualisme oppose : bleue est la peau de l’amant, bleus sont ses yeux, bleues sont ses cendres. Le bleu est à la fois couleur d’amour et de mort.

Mais le bleu est également la couleur de l’eau ; un élément qui a un statut particulier dans la mise en scène des Cendres bleues, dans laquelle les comédiens ont de l’eau jusqu’à la cheville. L’eau, qui représente l’unification du crime et de l’amour est à la fois la pureté, le désir de purification, mais aussi une eau stagnante, qui ne coule pas, celle du lac de Valleyfield qui a été témoin de l’amour et de la jouissance de l’enfant.

Au-delà du paradoxe de la légitimation d’un amour interdit, au-delà du double crime que cet amour a été, à la fois viol de l’enfant, vol de l’enfance par le jeune homme et immolation de l’amant par sa victime sur le bûcher de l’amour, le fil d’Ariane qui permet de sortir du labyrinthe du Minotaure est la couleur bleue, qui surmonte les contradictions et les unifie par la voix et dans l’histoire du personnage.


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