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Du oud et du youyou

Le festival du monde arabe souffle un vent d’orient sur la province.

Lundi, 5 Novembre

Les spectateurs dispersés n’occupent que les dix premières rangées de l’imposant Théâtre Rialto. Les barmen, accotés au bar, semblent soulagés de servir les rares personnes qui se laissent tenter par un café irlandais, ou simplement par de l’eau. Les lumières s’éteignent, et avec elles les murmures. Les projecteurs se figent sur les cinq musiciens placés en demi-cercle. De gauche à droite : violon, piano, batterie, guitare basse et oud. Pour ceux qui n’ont pas encore côtoyé la musique orientale : l’oud est un instrument à cordes datant de la période médiévale, ancêtre du luth européen, souvent présent dans la musique islamique.
La musique commence d’un rythme lent et discipliné. D’un pas calculé, presque solennel, Marie Trezanini fait son entrée en scène. Les dessins au henné sur ses bras et son cou attirent le regard lorsqu’elle s’avance sous le projecteur.
« Bonsoir », dit-elle le sourire aux lèvres. « Avant de commencer, j’aimerais faire quelque chose. J’aimerais briser la glace : je vous invite tous, à n’importe quel moment, en bas ou pieds nus, à venir danser sur la scène avec moi ! ». « Eh bien on dansera ! », dit à voix basse la femme assise à côté de moi, dont j’ai fait la connaissance quelques moments avant le début du spectacle.
La chanteuse semble s’apprêter à entamer la première chanson, mais se ressaisit aussitôt : « J’allais oublier ! J’aurais besoin de Youyou. Youyou est-il dans la salle ? ». À ma surprise, la femme à ma droite met immédiatement une main aux côtés de sa bouche, et lançe un cri aigu, prolongé, déterminé : « Youuuuuuuuu you you you you you you ! ». D’autres femmes dans la salle en font autant. « Ah, le voilà youyou », dit Trezanini, satisfaite. Le youyou rappelle la guerre d’indépendance de l’Algérie, au cours de laquelle les femmes lançaient ce cri comme signe de soutien moral à leurs hommes au combat. En Orient, les femmes l’utilisent pour exprimer leur joie lors de mariages, de baptêmes, après une réussite d’examen, ou lors d’un beau spectacle.
Enfin, elle chante. Elle chante d’une voix qui se sait belle ; une voix sans modestie, qui se donne toute entière aux spectateurs. Elle mène avec certitude les sons émanant des instruments à ses côtés. Peu importe si ceux dans la salle ne comprennent pas les paroles à travers lesquelles elle choisit de se manifester : la langue n’est qu’accessoire, s’effaçant devant quelque chose de plus révélateur.
Après la première chanson intitulée Hamza Hawas (« Cinq Sens »), Trezanini s’adresse aux spectateurs, cette fois d’un ton mystérieux : « J’ai un secret à partager avec vous. J’ai un faible pour la musique orientale… et le scoop : je ne suis pas orientale ». En effet, la chanteuse de renommée internationale grandit en France avant de voyager longuement à travers le Moyen Orient, tout en prenant des cours d’arabe. Et pourtant, en dix chansons, elle parcourt les dialectes algérien, marocain, égyptien, yéménite, ainsi que l’hébreu ; chacun avec une aise qui masque parfaitement ses origines occidentales.
Il y eut un rappel, qu’elle offre sans prétention : « Merci beaucoup, je ne vous ferai pas attendre. On ne va pas descendre dans les loges, prendre notre temps, revenir…», dit-elle avec un clin d’œil. « Par contre il faudra danser ! », ajoute-t-elle avec énergie. Peut-être encouragées par un café irlandais, une dizaine de femmes se lèvent et dansent au rythme de la musique en faisant onduler leurs bras et leurs hanches.
Et le youyou résonne encore une fois. 

Vendredi, 9 Novembre

Si vous me le permettez, allons à présent au Théâtre Maisonneuve. Capacité 1 458 personnes. Places assignées. Même en arrivant 45 minutes à l’avance, la seule place que j’ai pu obtenir était à l’avant-dernière rangée. C’est là que Kamel el-Harrachi, chanteur-compositeur très connu en Algérie, va se produire, précédé par la troupe de danseurs d’Hervé Koubi. Les spectateurs étaient de tous âges : petits enfants, jeunes et vieux couples, personnes âgées… De toute évidence, des familles entières (la plupart parlant arabe) étaient venues ensembles, vêtues de leurs beaux vêtements, pour écouter Kamel el-Harrachi.
Mais sans doute ne savaient-elles pas ce qu’elles découvriraient avant l’acte principal. Hervé Koubi introduit ses danseurs : « Moi, je suis Français d’origine algérienne. Et je sais bien que la danse, on en trouve aussi bien dans les pays comme la France, le Canada, les États-Unis, qu’en Algérie. Mais… je pense qu’il est moins évident de danser ici ou en France, qu’en Algérie. » « Les danseurs que vous verrez sont des danseurs de rue. Ils ont appris à danser tout seuls, dans la rue, en Algérie. »
Douze hommes entrent sur scène. Chacun est torse nu, et porte un pantalon ample blanc, avec deux pans de la même couleur tombant à l’avant et à l’arrière. Un son rythmé se fait entendre à l’arrière-plan ; ce n’est pas de la musique, loin de là. C’est un son électrique, dur, aigu, presque désagréable. Les hommes entament leurs gestes, d’abord improvisés. Tordant chaque membre de leurs corps dans des directions plus inattendues les unes que les autres, leurs mouvements sont lents, calculés, silencieux. Puis, un interlude de musique classique nous prend par surprise. Aussitôt, les gestes des hommes deviennent coordonnés et abruptes. Chaque bras jeté en l’air, chaque pliement de genou, chaque abaissement d’épaule vibre d’énergie, d’intensité. Retour au son électrique, plus aigu cette fois, plus stressant. Rappel de la guerre : un homme roule lentement le corps d’un autre sur la scène. D’autres portent des corps las sur leurs épaules.
À présent, le son stressant est remplacé par une musique traditionnelle algérienne : les mouvements deviennent plus légers. Pirouettes, sauts, des corps lancés à trois mètres dans les airs, rattrapés juste avant de toucher le sol. Les pans des pantalons virevoltent joyeusement. Les dos musclés brillent sous les projecteurs, seul signe révélateur de l’énergie dépensée au cours d’une heure par ces douze hommes. Les mouvements prennent fin, et, pour la première fois, les regards des hommes se portent sur les spectateurs bouche bée. Tous se lèvent et applaudissent frénétiquement. 

Entracte.

Kamel el-Harrachi apparaît sur scène, armé du fameux oud. Il est entouré de cinq musiciens. De gauche à droite : violon, banjo, basse, tambourin, djembé. Cette fois, les musiciens qui l’accompagnent jouent plus qu’un rôle secondaire ; ils font partie intégrante de la musique du compositeur. Les jambes croisées, le dos penché sur son instrument, el-Harrachi fait résonner les premières notes de la soirée. Puis, tous les instruments se mettent en marche ; et le youyou résonne dans la bouche des centaines de femmes algériennes présentes dans la salle. Les spectateurs semblent reconnaître chaque chanson. Plus le spectacle progresse, et plus le youyou se fait entendre. Pour les chansons les plus connues, on l’entend au début de chaque refrain.
Après avoir présenté plusieurs chansons en dialecte algérien, el-Harrachi s’adresse aux spectateurs en français : « Bon je me rends compte que jusqu’à présent, je n’ai parlé qu’arabe, et ce n’est pas juste pour ceux qui ne le comprennent pas ». « C’est pas grave ! », lance un spectateur. « On traduira ! ». Des éclats de rire montent dans la salle. « Al Hamdulillah », répond el-Harrachi. Si Dieu le veut.
La dernière chanson est particulièrement entraînante. Violon, banjo, basse, djembé, tambourin, ‘udu, et voix sont à l’unisson. Un son riche, complexe, jovial, à vous faire oublier que vous êtes assis dans un théâtre, et qu’il fait froid dehors. Cette fois, les spectateurs n’en peuvent plus : ceux qui jusqu’ici s’étaient contentés d’osciller sur leur siège et de lever les bras dans les airs, se lèvent à présent et dansent sur place. Un quart de l’auditoire danse à présent, certains se déplaçant jusque dans l’allée sur le côté pour pouvoir bouger plus librement.
Je dois vous avouer que mes mots ne font pas honneur à ce spectacle, qui fut un des plus beaux que j’ai jamais vus. 


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