Aller au contenu

QUIET ou le désespoir d’une cause

Arkadi Zaides présente sa pièce à Montréal : un quatuor de danseurs entre la Palestine et Israël

Quatre hommes étendus au sol. Chacun se lève, mu par une pulsion de désespoir, une rage violente. Le corps épuisé, la tête continuellement rabattue vers le sol, les yeux fermés, les bras las. Se succèdent de multiples pas de deux entre des hommes frustrés, déçus, qui s’effleurent sans jamais se toucher. La pièce Quiet du chorégraphe israélien Arkadi Zaides cherche à représenter la difficile cohabitation entre les citoyens arabes et juifs au sein de l’État Hébreu.
Le travail exceptionnel d’Arkadi Zaides lui a valu plusieurs prix depuis son séjour à la Batsheva Dance Company de Tel-Aviv. Danseur israélien d’origine russe, Zaides s’inspire de ses nombreux voyages, de Tokyo à Amsterdam en passant par New York, pour créer des ponts entre diverses cultures à travers ses œuvres. De passage pour la première fois à Montréal les 12 et 13 octobre, il a présenté sa pièce Quiet au centre MAI (Montréal Arts Interculturels), lieu d’expression artistique interculturelle et interdisciplinaire par excellence.

Le concept en soi est original : quatre danseurs israéliens, deux issus de la communauté juive et deux de la minorité arabe, présentent une vision intime et masculine de leur réalité quotidienne à travers des mouvements saccadés, crus, dénués d’artifice. On ressort de Quiet avec une sensation d’inconfort, un malaise face à tant d’humanité et de candeur. Le ton utilisé est juste, Zaides ne versant jamais dans le tragique. Des moments de danse originaux et fascinants, comme celui où on observe un danseur en endoctriner un autre, alors qu’il le traîne par le crâne sur la scène tout en le martelant de mots. Ou celui, insupportable, où le spectateur entend à répétition « Min anta, inta min ? » (Qui es-tu, toi t’es qui?) alors qu’un danseur hurle en arabe qu’il est le roi (malek) et que tous les autres sont ses esclaves (abd). Tout au long de la pièce, les quatre danseurs sont reliés par un magnétisme qui les révolte, tentant tantôt de se découvrir, tantôt de se repousser. La notion de distance et de mur est omniprésente, tant dans le décor (un mur couvert de graffitis), que dans les gestes. Certains mouvements sont même reproduits à plusieurs reprises pour représenter le cycle de la violence.
Quiet provoque, étouffe, enrage, parvenant donc à stimuler le spectateur, qui se remet en question à la sortie de la salle. Les danseurs, Yuval Goldstein, Muhammed Mugrabi, Ofir Yudilevitch et Arkadi Zaides, se donnent avec sincérité. Arkadi Zaides est certainement un nom à retenir, puisque sa popularité grandissante le ramènera sans doute à Montréal, à guichets fermés cette fois.

 

ENTREVUE AVEC UN ARTISTE VISIONNAIRE.

Le Délit : Quelle était votre principale source d’inspiration pour la conception de Quiet ? Quel est l’objectif de cette œuvre ?
Arkadi Zaides : Il n’y avait pas vraiment d’inspiration derrière Quiet. En fait, j’ai souvent l’impression que je perds mon inspiration quand je suis en Israël et que je la retrouve uniquement à travers mes séjours à l’étranger. Il s’agit plutôt d’un besoin, d’une pulsion intérieure qui veut s’exprimer en réponse à la situation en Israël, surtout depuis les événements de 2008. Je trouve que Tel-Aviv, où j’habite, a besoin de se réveiller, de réagir. Bien que plusieurs disciplines artistiques abordent le conflit politique israélo-palestinien, il demeure absent dans le domaine de la danse.

LD : Était-ce difficile, pour vos collaborateurs ainsi que pour vous-même, de vous défaire de votre bagage émotionnel personnel afin de créer ?
AZ : Au contraire, la chorégraphie embrasse ce bagage émotionnel et l’utilise. Ma recherche s’interroge sur les moyens et les besoins nécessaires à la rencontre avec l’autre, à l’équilibre entre les communautés. J’aborde la question des murs, l’idée que l’on veuille se toucher, mais qu’on en soit incapable. Le but est donc de rendre ces murs plus flexibles, de les faire disparaître peu à peu.

LD : Croyez-vous que la chorégraphie aurait été différente si vos danseurs n’étaient pas issus des communautés juive et arabe ? Un danseur n’est-il pas un acteur qui interprète un rôle, même s’il lui est étranger ?
AZ : En tant que chorégraphe, je ne dicte pas un mouvement particulier, mais je crée une structure à travers laquelle tous les collaborateurs travaillent pour trouver le mouvement adéquat. Chacun s’inspire de son expérience personnelle en quête d’un langage du mouvement qui exprime sa colère et ses désirs. C’est pourquoi Quiet n’est pas une chorégraphie très technique. Chaque représentation n’est pas improvisée, mais plutôt revécue, reproduite selon les émotions du moment : il s’agit d’une rencontre.

LD : Pourquoi n’y a‑t-il que des danseurs masculins dans Quiet ?
AZ : Je pense que l’énergie de l’occupation et du conflit est très masculine. Je désire à la fois exprimer cette masculinité, cette agressivité, mais aussi toutes les émotions refoulées, pour démontrer les différents niveaux de l’homme. Je travaille présentement avec un ONG : nous rencontrons des soldats qui nous parlent de leur expérience, alors qu’un soldat ne devrait pas avoir d’émotion. Il s’agit de révéler la fragilité humaine.

LD : Comment Tom Tlalim (le concepteur musical) et vous-même avez conçu l’environnement sonore de la pièce ? Avez-vous choisi de la musique contenant des paroles en arabe ou en hébreu ?
AZ : Tom a fait un travail remarquable, il s’est inspiré du bruit des vagues qui, cycliques, tout comme la violence, ne cessent jamais, et peuvent à la fois susciter la tranquillité et l’anxiété, selon leur manipulation. Muhammed Mugrabi, un des danseurs, a écrit des paroles en arabe qui reflètent sa frustration face à l’État Hébreu. En effet, bien que la communauté arabe représente 20% de la population israélienne, il existe très peu d’affichage et de documentation disponible en arabe. Cette minorité est donc victime d’un déséquilibre, puisqu’elle parle arabe et hébreu, alors que la majorité juive ne comprend souvent pas l’arabe. Ces paroles présentées dans Quiet visent à provoquer l’audience israélienne qui ne les comprend pas. Pourtant, l’arabe et l’hébreu se ressemblent beaucoup, et en écoutant attentivement, il est possible de comprendre le discours de l’autre.

LD : Étant donné qu’il y a très peu de danseurs contemporains masculins dans le monde arabe, était-ce difficile de recruter des collaborateurs arabes ? Pensez-vous que votre travail puisse aider à éradiquer les stéréotypes associés à la danse dans la communauté arabophone ?
AZ : Effectivement, il existe des restrictions culturelles, particulièrement dans la religion musulmane, par rapport à la danse, un domaine presque exclusivement féminin. J’ai recruté des acteurs très physiques et ouverts à l’idée de s’initier à la danse. Je crois que l’expérience a d’abord été déterminante pour les danseurs eux-mêmes, qui ont pu exprimer par le mouvement leur identité et leurs craintes. Le mouvement permet la circulation des idées et des émotions, et c’est pourquoi je collabore fréquemment avec des non-danseurs.

LD : Avez-vous été invité à présenter le spectacle dans un pays arabe ?
AZ : Je n’en ai malheureusement jamais eu l’occasion, malgré des tentatives de collaboration avec des artistes libanais et algériens. Ce serait fantastique. Nous avons participé au festival Dancing on the Edge aux Pays-Bas, qui regroupait des artistes du monde arabe, et les échanges ont été très enrichissants.

LD : Parlez-moi de vos autres projets à venir, Land Research et Moves without Borders.
Land Research est en quelque sorte la continuation de Quiet, en problématisant davantage le conflit à travers la notion essentielle du territoire. Je considère le corps comme un terrain privé. La pièce regroupe cinq solos et incorpore la photographie à la danse. Moves without Borders fait partie de mon travail tutoriel. Il s’agit d’une initiative pour inviter des danseurs étrangers en Israël, en espérant que cela suscite de l’intérêt pour des artistes israéliens ailleurs.

 


Articles en lien