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De la solitude

Des personnages qui ne sont pas à leur place, des solitaires qui ne savent pas communiquer avec le monde extérieur, des marginaux empreints de poésie qui se perdent dans une vie qui ne leur ressemble pas… c’est la rentrée. 

Hideshi Hino

L’enfant insecte (Éditions Imho) de Hideshi Hino et L’homme qui n’existait pas (Futuropolis) de Cyril Bonin semblent par de nombreux aspects radicalement différents. Leur style les écarte : un manga noir et blanc presque gore d’un côté, une bande-dessinée poétique et introspective en palette chromatique de l’autre. Deux auteurs que des milliers de kilomètres et des siècles d’histoire séparent. Des ambiances radicalement opposées. Et pourtant, des personnages que la solitude rapproche. Tandis que Hideshi Hino décide d’explorer ce mal contemporain par la mise en scène de l’adolescence et de la marginalité, s’inspirant librement de La Métamorphose de Franz Kafka, Cyril Bonin offre un récit sobre sur l’identité dans un siècle où les contacts virtuels pourraient bien avoir remplacé toute chaleur humaine.

Dans L’enfant insecte, Hideshi Hino nous fait vivre la descente aux enfers de Sanpei, un enfant associal qui se passionne pour les insectes. Mordu par un cafard, pris au piège par son seul centre d’intérêt, il se transforme au fil des pages en un monstre répugnant, progressivement rejetté par sa famille, écarté du monde des humains. Symboliquement dévoré par sa passion excentrique, il deviendra une menace pour tous, un prédateur sans pitié perdant toute trace d’humanité pour trouver dans la mort une ultime libération. Seul dans son enfance médiocre, Sanpei est tout aussi seul dans sa monstruosité. Enfant ou insecte, c’est un être terne et moche. Ce n’est ni son apparence ni sa transformation qui sont horribles, mais bien sa condition. Car ce qui est monstrueux chez Sanpei n’est pas son physique — il conserve toujours une étrange tête bien sympathique — mais bien son isolement. À travers ce personnage atypique, envers et contre tout profondément humain, Hideshi Hino offre une réfléxion sur la solitude, cette folie qui mène à la perte absolue de tout contact avec l’autre. Le propos passe par un dessin cru et violent qui laisse un arrière-goût amer.

Dans L’homme qui n’existait pas, Cyril Bonin aborde de manière sobre et poétique la perte dans la passion, la solitude et l’absolue dégradation des contacts humains jusqu’à la disparition de soi. Léonid Miller, développeur de sites Internet et jeune homme sans histoire, a choisi de vivre sa vie à distance des autres. Plus proche des personnages de ses films préférés que des gens qui l’entourent, il se positionne en spectateur dans la vie et finit par être effacé, littéralement. Incapable de rentrer en contact avec quiconque, complètement invisible aux yeux des autres, il rencontre un jour Françoise Angelli, une actrice qui semble souffrir du même mal que lui. Alors qu’elle s’efface de son existence et risque de perdre pied avec la réalité, ils entrent en contact et se sauvent mutuellement de l’isolement. Bonin a choisi de balader son lecteur dans la vie d’un homme ordinaire. Le rythme de son récit, lent et tranquille, permet de jouir pleinement des moyens graphiques utilisés pour montrer l’aspect transparent de Léonid. Le contraste permanent entre les couleurs ternes de Léonid ou du monde qui l’entoure et la lumière de l’univers cinématographique permet un récit sobre et élégant. L’approche est introspective, loin de celle de Hideshi Hino, d’un démonstratif dérangeant.

Ces deux visions d’une passion qui dévore, de la solitude et de la difficulté de communiquer se complètent malgré leurs multiples différences. Hideshi Hino et Cyril Bonin offrent, chacun à leur manière, un regard sur notre constant besoin de l’autre, notre perpétuelle capacité à nous engouffrer dans des vies qui nous protègent, même de nos proches. Comme si l’invasion de l’autre dans nos vies pouvait nous écarter de nous-mêmes. Comme si cet écart n’était pas finalement ce qui allait nous sauver du vide.


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