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Conservatisme audacieux

Le Théâtre du Rideau Vert présente une version sincère et puissante de Les bonnes du paria Jean Genet.

Photo: François Laplante Delagrave

Sous l’impulsion de sa directrice artistique Denise Filiatrault, le Théâtre du Rideau Vert met le cap sur un paria de la France littéraire. Jean Genet, né en 1910 d’un père inconnu et d’une mère qui l’a abandonné à l’enfance, a consacré sa vie au mépris d’une société de « tortionnaires » qui l’a rejeté pour son homosexualité, ses larcins et ses désertions militaires. Se vengeant par ses écrits qui, selon lui, servaient essentiellement à le sortir de prison, il s’exaltait de la défaite « lâche » du peuple français en 1940 et se complaisait dans un érotisme provocateur qui l’a mené, notablement, à imaginer Hitler se faisant sodomiser par un gosse de Paris.

La séduction du mal est le leitmotiv qui auréole toute son œuvre. Par « mal », il faut entendre l’inverse systématique et ostentatoire de tout ce que la France d’après-guerre considérait comme « bien ». C’est ainsi que Les bonnes, pièce écrite en 1947, exprime le malaise de deux domestiques torturées par leur promesse de liberté qui devrait se payer par le meurtre de Madame, leur maîtresse.

Photo : François Laplante Delagrave

Actrices loyales et justes
Une sélection d’actrices québécoises chevronnées fait honneur à la pièce la plus jouée du renégat français. Leur performance est souple, polymorphe, naturelle.

Markita Boies, dans le rôle de la bonne Claire, joue d’une justesse virtuose. Lorsqu’elle personnifie sa propre maîtresse, elle prend des airs grandiloquents dignes des élocutions antiques, tout en contrôlant son geste pour lui infuser une maladresse et un mépris qui siéent remarquablement à la pauvre domestique tentant d’imiter l’aristocrate.

Par sa longue chevelure argentée et sa taille dominante, l’actrice Lise Roy offre à Solange, la sœur aînée de Claire, un corps maladroit mais qu’on devine avoir été séduisant jadis. Car les « deux bonnes ne sont pas des garces : elles ont vieilli, elles ont maigri dans la douceur de Madame », écrivait Genet dans Comment jouer « Les bonnes » (1963). C’est la prestation de madame Roy qui fait ressentir toute l’horreur d’une jeunesse sacrifiée aux soins d’une aristo aigre et futile. Leur pouvoir de séduction s’étant dissipé dans la servilité, les deux sœurs regardent chaque jour s’envoler l’espoir de s’affranchir de leur condition par le mariage.

Encore, si le spectateur pouvait diriger tout son fiel sur Madame, il sortirait de la salle l’esprit tranquille. Loin de là l’intention de Genet, agitateur des mœurs et des consciences ! Louise Turcot perpétue le sadisme artistique de l’auteur en dotant Madame d’une noblesse caricaturale, exagérée, frivole, mais étrangement attachante, de sorte qu’il est impossible de savoir si les bonnes ont affaire à une maîtresse dominatrice ou à une patronne innocemment narcissique.

Schizophrénie admirable

Photo : François Laplante Delagrave
L’ambiguïté du jeu de madame Turcot catalyse la schizophrénie des bonnes, qui se vouent à un jeu de rôle sordide frisant l’érotisme incestueux afin d’assouvir, par le meurtre simulé de Madame, leur volonté de puissance sur leur propre servitude.

Il s’agit là d’un grand respect de l’intention de Genet, qui refusait catégoriquement de prendre le parti du miséreux, se bornant à mépriser tous les Blancs, riches ou pauvres, qui lui avaient refusé sa place en leur sein, du fait de son statut de criminel et d’homosexuel.

Toutes ces identités confuses et mélangées illustrent certes le paradoxe d’une noblesse qui s’efface et d’un hilotisme rendu obsolète par la mobilité sociale inhérente à la modernité occidentale, mais au final, ce qui perce vraiment dans cette fidèle mise en scène de Les bonnes, c’est le masochisme issu de la confrontation entre le « mal » libérateur (le meurtre) et le « bien » asservissant (le statu quo).

Mise en scène honnête

Photo : François Laplante Delagrave
Le metteur en scène Marc Béland partage la loyauté des actrices envers Jean Genet. Il propose ainsi un hôtel particulier d’aristocrate parisien du XXe, où les longs rideaux accentuent la petitesse des bonnes. Rien de plus, rien de moins. Il s’agit là d’un choix rassurant de la part de cet homme de théâtre important, lui qui avait hasardeusement modernisé Hamlet au Théâtre du Nouveau Monde en 2011. On peut donc croire que ce déphasage entre l’œuvre originale et la recréation sur les planches reste le propre du TNM, et non d’une tendance infectieuse du théâtre québécois.

On justifie habituellement ce processus de modernisation parce qu’il permet de faire passer l’intention artistique malgré la translation culturelle. Or cette mise en scène n’y souscrit point, et la pièce résonne tout autant. Les pointes d’accent traditionnel que l’on entendait dans Les Belles Histoires des pays d’en haut et qui s’immiscent discrètement dans le discours de Lise Roy, tout comme le bruit des ambulances qui sillonnent la rue St-Denis, achèvent de nous ancrer, bien qu’involontairement, en contexte québécois. Ce faisant, l’on ressent limpidement l’hésitation d’agir qui affecte encore la femme du Québec, malgré le succès qu’y ait connu le féminisme.

Le Théâtre du Rideau Vert nous livre donc un spectacle sincère, vrai, rapide et efficace (la représentation est d’une heure trente tout au plus). Et puisque le respect de l’intention originale est d’une telle rareté ici, ce conservatisme audacieux redonne foi en le futur du théâtre québécois.


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