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Langues et démons

Mo rapel… Je me souviens, en créole mauricien. Je me souviens, entre autres, de la découverte, voici deux ans, du « fait français » à Montréal.

Il était inutile de tendre l’oreille pour entendre la langue de Vigneault. L’accent y est chantant et chaleureux. Non seulement peut-on lire « ARRÊT » sur les panneaux, mais on peut n’importe où manger des hambourgeois et des chiens chauds. Le dictionnaire est un puits de merveilleuses pépites : clavardage, magasiner, traversier… Les anglicismes ici courent bien moins les rues qu’à Paris. Sur la chaîne parlementaire, cela paraît surréaliste : des débats en français dans un décor à la mode de Westminster. Dans les amphithéâtres, je rencontre des New-Yorkais et des Pakistanais ayant choisi McGill pour apprendre ma langue !

Mais Montréal est aussi une cité anglophone.

En lisant les journaux, les inquiétudes de Madame Marois sont palpables. Néanmoins, le français est encore ancré à Montréal, bien assumé, inévitable. Bien révolue la sombre période où les ladies de Westmount lançaient « Speak White » aux vieux attendants pure laine de La Baie. Hors Québec, il est émouvant d’entendre un Fransaskois ou un Acadien défendre sa langue avec passion.

De mère française et de père mauricien, j’ai été élevé en français. Ma famille paternelle fait partie de la minorité francophone de Maurice. Quel bonheur donc de se retrouver dans une ville où sa langue maternelle est objet de fierté…

Mo rapel. Décembre 1810. George III arrache Maurice à Napoléon. Comme ils l’avaient fait ailleurs en 1755, les Anglais garantirent aux colons français le libre exercice de leur culte et la libre expression de leur langue. Cette dernière devint un étendard toujours prêt à défier l’Union Jack. Politiquement, mais surtout culturellement. Pendant des années, pour nombre de métis, un vers de Corneille était un sésame social plus utile que l’argent.

1968, Maurice est indépendante. Donne changée. Le français est la langue de la minorité blanche possédante et de la bourgeoisie de couleur, derniers soutiens du monde colonial. Les autres, rêvant de liberté, perçoivent le français comme une langue dominante. La francophilie s’en trouve réactionnaire. Si l’anglais était la langue de l’État, l’âme du peuple parlait kreol. Ce dernier devint à son tour un étendard pour les marxisants et tiers-mondistes, symbole de l’unité des classes opprimées. L’impérialiste langue de Molière devait être éradiquée de la vie sociale. Le camarade Tout-le-Monde applaudissait. Les années ont passé. La mondialisation a rendu plus vive la nécessité du français. Utile, souhaité mais pas forcement aimé, toujours épinglé d’étiquettes : bourgeois, élitiste, pédant, efféminé… Que tout cela semble loin de Montréal la francophone, où ma langue a trouvé asile. Alors pourquoi peut-on être pris d’un certain malaise quand on voit « On ne sert qu’en français » sur une enseigne fleurdelisée ? Le ventre se serre lorsque Monsieur Curzi braille à la radio. Comme quoi, les neiges du Nord dissimulent aussi les blessures postcoloniales et leurs guéguerres identitaires. Et comme partout dans le monde, la langue y est à la fois lance et bouclier.


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