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Naissance et mort d’une idole

C’est par hasard que l’œuvre de Nancy Huston me fut révélée.

Occupée à bouquiner mollement, un jour de pluie sans doute, je fus d’abord attirée par la couverture satinée, typique des éditions Babel, du Journal de la création, étendu sur une table de bois parmi d’autres ouvrages inconnus. Après un rapide survol, sa prémisse me séduit : l’auteure, arrivée au troisième mois de sa deuxième grossesse, s’engage à observer les liens entre création et procréation. Une phrase me retient : « le temps est inscrit dans le corps d’une femme comme il ne l’est pas dans le corps de l’homme : par ses règles (vingt-huit jours), ses grossesses (neuf mois), l’étendue limitée de sa fertilité (trente ans), la femme est l’horloge impitoyable de l’espèce ».

Ce fut le coup de foudre. Je ne connaissais Huston que de nom, d’abord pour son Dolce Agonia cité par quelques enseignants collégiaux, mais aussi pour la pseudo-controverse provoquée dans notre petit Québec par son dernier roman, le très érotique Infrarouge, dans lequel, il me semble, une jeune femme prenait entre autres plaisir à se faire jouir au visage par son amant. Le Journal de la création, quant à lui, m’initia à une expérience féminine longtemps reniée de la création (« aucune femme n’a jamais pu écrire comme un homme », ai-je récemment affirmé à une professeure « féministe », et dont le regard irrité confirma mon arrogance), celles de Zelda Fitzgerald, Virginia Woolf, Elizabeth Barrett Browning et autres écrivaines, des femmes que Huston révèle comme étant à la fois fortes et faibles, forcée d’affronter le monde tant comme artiste que comme femme.

Je devins immédiatement une adepte féroce de Huston, citant ses phrases ici et là, conseillant ses livres à qui voudrait bien m’écouter, fermement résolue à me claquer l’ensemble de son œuvre le plus rapidement possible. Huston était devenue mon idole, sorte de messie qui venait m’annoncer mon propre corps, ma propre féminité. Dans le roman Le cantique des plaines, je fus ébahie par l’illustration de l’impuissance de l’homme face à son besoin de comprendre le monde et de créer, ainsi que face à la dictature du corps sur l’esprit. Dans Poser nue, très court récit accompagné de dessins par Guy Oberson, je découvris une certaine fierté modeste à vouloir exhiber son corps. Puis vint Professeurs de désespoir, un essai sur plusieurs auteurs « négativistes » (Schopenhauer, Cioran, Houellebecq, etc.) dans lequel Huston assimile plus ou moins leur dégoût de la race humaine à une haine de la femme, et ultimement de la mère. Comme pour le Journal, la prémisse de cet essai m’excitait. La pensée nihiliste, explique Huston, rejoint l’absolutisme par son incapacité à nuancer son discours, et tous ces auteurs, la plupart du temps des hommes, prônent une solitude presque monastique alors qu’autour d’eux des femmes s’affairent à rendre leur vie plus agréable. Mais je ne pus pas même achever Professeurs de désespoir. Après quelques chapitres seulement (dès qu’elle s’attaque aux romanciers, en réalité), l’argumentation quasi-freudienne de Huston m’apparut sous un jour différent. Selon Huston, la pensée nihiliste est hypocrite, puisqu’elle ne s’accorde pas avec l’expérience véritable de la réalité, ridiculisant tout véritable sentiment (comme celui d’une mère pour son enfant) pour en dévoiler l’aspect faux, ou futile.

Ainsi s’en fût mon coup de foudre : autant j’ai pu être foudroyée par des phrases gonflées de ce qu’il me semblait être une vérité romanesque et féminine, autant sa réduction de la fiction à une sorte de manifeste pour une vie juste et intellectuellement honnête m’a déçue. Comme s’il était impossible d’écrire quelque chose qu’on ne pense pas nécessairement. Que Huston précise en introduction que son choix d’auteur est « personnel, avec tout ce que cela implique d’incomplet et d’arbitraire », ne change rien à mon sentiment d’avoir été trompée : malgré l’aspect irrationnel de ma décision, je ne pourrai, et ne désire plus lire Huston.
Car les aventures littéraires sont comme les aventures charnelles, parfois. Une fausse note et l’idylle se transforme en une déception humiliante dont il est souvent impossible de se remettre.


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