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La question demeure

Le Délit s’est entretenu par courriel avec Patrick Sabourin, l’un des trois auteurs de l’Enquête sur les comportements linguistiques des étudiants du collégial sur l’île de Montréal. 

Le vieux débat sur la défense de la langue française est de retour dans l’actualité. Application de la loi 101 au cégep, programmes bilingues, quel avenir pour le français ?

L’enquête, sa portée et ses limites

Patrick Sabourin, étudiant au doctorat en démographie à l’INRS, explique que l’enquête voulait, « à l’aide de données nouvelles, alimenter la réflexion sur la question linguistique au cégep ». L’auteur soutient que, jusqu’à la publication de leurs analyses par l’Institut de recherche sur le français en Amérique (IRFA) en septembre dernier, « aucune recherche d’envergure n’avait été réalisée sur le sujet ». La Centrale des syndicats du Québec (CSQ), qui leur a confié le mandat de recherche original dans le but d’approfondir sa réflexion sur la possibilité d’appliquer la loi 101 au cégep, souhaitait comprendre les raisons qui motivent les francophones et les allophones à fréquenter le cégep anglophone, explique Monsieur Sabourin.

L’enquête sur les comportements linguistiques des étudiants du collégial sur l’île de Montréal (ECLEC) concluait que l’usage de l’anglais prédominait comme langue d’usage public, privé et de la consommation des biens culturels lorsque les étudiants avaient fréquenté le cégep anglais. L’ECLEC révélait, entre autres, que les étudiants choisissent rarement un cégep en fonction de leurs amis, que ce choix demeurait individuel –tout en étant possiblement lié à un parent anglophone ou avec une affinité pour cette langue et/ou culture–, et que de nombreux répondants disaient choisir le cégep anglais pour parfaire leur bilinguisme. L’anglais conserverait alors un grand pouvoir d’attraction, il serait « la langue de la mobilité sociale ascendante ».  Ces rapports « ont suscité beaucoup d’intérêt et de discussions, mais n’ont pas mené jusqu’à maintenant à des actions concrètes », poursuit Patrick Sabourin. La CSQ s’étend toujours sur la question qui sera débattue au prochain congrès du Parti Québécois.

Bien sûr, il est difficile d’évaluer tous les facteurs dans une telle enquête. Par exemple, on met en regard dans la conclusion le fait que les jeunes d’aujourd’hui, ayant une meilleure connaissance de l’anglais, sont plus enclins à regarder les films dans leur langue originale. « L’idéal aurait été de réaliser une enquête longitudinale dans laquelle nous aurions suivi une cohorte de jeunes à partir du secondaire jusqu’à l’entrée sur le marché du travail. Nous aurions pu mesurer véritablement l’évolution de leurs comportements linguistiques plutôt que d’en prendre une mesure ponctuelle comme nous l’avons fait avec l’ECLEC », affirme Monsieur Sabourin. Toutefois, « les enquêtes longitudinales sont extrêmement difficiles à réaliser (on perd souvent les participants en cours de route, le suivi devant être fait sur plus de dix ans) et sont très coûteuses », explique-t-il.

L’ECLEC présentait une autre limite liée la formulation de Statistique Canada adoptée pour les questions sur les comportements linguistiques (« Quelle langue parlez-vous le plus souvent ? », etc). « Cette formulation a le mérite d’identifier la langue préférée ou dominante, mais ne donne pas d’indication sur l’utilisation précise de la langue au quotidien », révèle Monsieur Sabourin. « La seule façon de repousser ces limites est de multiplier les enquêtes et les analyses et d’en comparer les résultats et les méthodologies. Or, pour l’instant, l’enquête de l’IRFA est la seule disponible…», conclut-il.

Appliquer la loi ou pas, là est la question

Le 24 mars, Denis Lessard déclarait dans La Presse que le Conseil supérieur de la langue française (CSLF) estimait qu’il serait une erreur d’assujettir les cégeps à la loi 101 et que, toujours selon le CSLF, il n’y avait pas d’«exode » des étudiants du secondaire francophone vers les cégeps anglophones. Une déclaration qui serait officiellement énoncée cette semaine.

Une contradiction avec le constat de l’IRFA ? Pas tout à fait. L’ECLEC ne fait pas référence à un « exode », mais souligne que « les cégeps anglais fonctionnent à pleine capacité (Dawson refuse même des étudiants ayant de très bons dossiers et John Abbott a été contraint de louer des locaux dans une école voisine), [qu’]au cours des cinq dernières années, le nombre de demandes d’admission a crû beaucoup plus rapidement au cégep anglais (30%) qu’au cégep français (10%) [et qu’]à l’automne 2010, environ 75% des quelques 900 nouvelles places créées dans les cégeps de Montréal l’ont été dans des cégeps anglais », explique Patrick Sabourin.

Il poursuit son explication en signalant que les données du CSLF ne révèlent pas tout, notamment pour le futur. « Si les effectifs du cégep anglais se maintiennent (flux constants) alors que ceux du cégep français diminuent, l’importance relative du réseau anglais augmentera alors que celui-ci compte déjà plus de 16% des places. »

Monsieur Sabourin n’a pas d’avis tranché quant à l’application de la loi 101 au cégep. L’IRFA, rappelle-t-il, préfère distinguer le débat scientifique du débat politique. « Par exemple, nos données montrent que le cégep anglais est une étape importante du cheminement qui mène généralement à la fréquentation d’une université de langue anglaise et/ou à un travail en anglais. Ceci constitue le constat scientifique. Par la suite, on peut décider que cette anglicisation est moins importante que la liberté de choisir la langue de ses études postsecondaires. Ce choix est politique. Il revient donc au politique, et donc finalement aux citoyens, de trancher entre ces deux « valeurs » : le développement du français ou la liberté de choix. »

Aux étudiants de choisir

Les cégeps privés Marianopolis et Jean-de-Brébeuf, ainsi que les cégeps publics Vanier et Saint-Laurent, proposeront des programmes bilingues avec une immersion d’un semestre dans l’autre langue à partir de septembre prochain. Initiative intéressante, mais Patrick Sabourin demeure « un peu sceptique ». L’ECLEC « a montré que les étudiants du cégep anglais étaient moins intéressés à suivre des cours en français que l’inverse ». « La situation est donc plutôt asymétrique et rendrait une généralisation du système d’échange problématique : il y aurait vraisemblablement une demande plus forte pour les cours en anglais que pour les cours en français », selon Monsieur Sabourin.

Le français à vendre

Pourrait-on mieux « vendre » la langue française, comme un bien à consommer, puisqu’il semble que la langue de consommation de biens culturels permet, d’une manière concrète et forte, de s’attacher à une culture particulière ? Patrick Sabourin ne croit pas que « vendre » le français (« j’ai déjà entendu un professeur parler de “mettre le français en mode séduction”») serait efficace. Utiliser les biens culturels pour mieux faire la promotion de la langue est une approche limitée, affirme-t-il. « L’ECLEC a bien montré que les étudiants du cégep anglais consommaient très peu de biens culturels de langue française. Ensuite, cantonner la promotion de la langue française dans la sphère culturelle reviendrait en quelque sorte à la folkloriser. »

« Plusieurs investissements du gouvernement ont tendance à survaloriser l’anglais. Prenons l’exemple du réseau universitaire (on pourrait également mentionner les investissements en santé, en recherche, ou les emplois dans la fonction publique fédérale): au Québec, les universités de langue anglaise récoltent plus de 25% des fonds et des places d’études alors que les anglophones ne constituent que 8,5% de la population », évoque-t-il. « Au Québec, plus on monte dans le système d’éducation, plus le pourcentage des places dans le réseau anglais est important. »

Enfin, « pour assurer efficacement la protection du français, il faut d’abord en faire une langue utile et nécessaire dans tous les aspects de la vie quotidienne. Or, il est très facile de vivre sa vie complètement en anglais à Montréal », soutient Monsieur Sabourin.

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