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Mirage dans le bitume

Fort Mac : c’est ainsi que les habitants de Fort McMurray surnomment leur petite communauté du nord de l’Alberta. Contrairement à la pensée populaire, Fort McMurray n’est pas une ville, mais plutôt un hameau rattaché à la municipalité de Wood Buffalo, dont le taux de croissance est le plus rapide au Canada. Comme le hameau est éloigné des grands centres, la prospérité économique de Fort McMurray est entièrement attribuable à sa proximité avec la plus grande réserve de sables bitumineux de la planète. Cette communauté attire d’ailleurs une grande attention médiatique, l’impact environnemental de l’exploitation des sables bitumineux étant régulièrement questionné et étudié. Aux problèmes environnementaux, s’ajoutent les problèmes sociaux des travailleurs du pétrole.

Anabel Cossette Civitella | Le Délit

Wood Buffalo était originellement un poste de traite. Sa réorientation économique s’est produite en 1964. La Great Canadian Oil Sands (aujourd’hui Suncor Energy) avait alors reçu la permission d’extraire du pétrole des sables bitumineux. À l’époque, la ville comptait à peine 1200 habitants. Abritant aujourd’hui plus de 64000 personnes (une hausse d’un peu moins de 5300%), il est difficile d’imaginer comment Fort McMurray a pu s’adapter à ce changement aussi rapidement.

Dans les années 1990, le royaume du pétrole se fond avec la ville de Wood Buffalo. De plus grand revenus fiscaux sont alors nécessaires pour que la communauté puisse se développer au même rythme que l’industrie. La situation actuelle est néanmoins préoccupante. Un article tiré de The Economist rapporte que Fort McMurray est aux prises avec un grave problème d’infrastructures. La construction d’immeubles dans le centre-ville est désormais impossible, le système d’aqueduc étant déjà surexploité. La seule route reliant cette petite communauté au reste de la province est également dans un piètre état. La seule solution possible à ces problèmes serait l’augmentation des impôts fonciers, à laquelle la population s’oppose fortement : le coût de la vie y est déjà exorbitant. Les habitants de Fort McMurray veulent que les compagnies de pétrole payent la facture. Le gouvernement albertain, quant à lui, laisse Fort McMurray accumuler les dettes. Même avec un déficit nul, la province la plus riche du Canada ne semble pas être redevable à la communauté qui lui vaut sa prospérité économique.

Le coût de la vie suscite bien d’autres problèmes. Par exemple, la communauté peine à attirer des professionnels de la santé. Les médecins se plaignent de la trop grande charge de travail, et les infirmières restent une denrée rare. Selon un article publié par la CBC en 2005, il n’y avait seulement que deux médecins et trois psychologues pour soigner les habitants de la région. Les services sociaux et l’éducation subissent le même sort que les services de santé.

Qu’ont en commun toutes ces professions ? Leur employeur, soit le gouvernement albertain, qui ne peut certainement pas rivaliser avec les salaires offerts par l’industrie pétrolière. Selon un reportage de l’émission Enquête, le seuil de pauvreté de Fort McMurray était établi à 61000 dollars par an en 2006 ! Rémunérés comme partout ailleurs en province, les enseignants, par exemple, se retrouvent ainsi sous le seuil de pauvreté. Ce qui est encore plus alarmant, c’est que la ville nécessite grandement ces services publics.

Plusieurs travailleurs de l’industrie pétrolière développent des problèmes de consommation de drogue. La cocaïne, le crack et les methamphetamines font des ravages. De plus, environ 40% des travailleurs testés lors de dépistages des employeurs s’avèrent être séropositifs, explique Harold Hoffman, spécialiste en médecine du travail à Edmonton. Les sources du problème sont indéterminées, mais de nombreuses hypothèses sont possibles : des jeunes qui gagnent des salaires exorbitants et les dépensent en drogues, des travailleurs loin de leur femme qui cherchent un moyen de satisfaire leur libido, des quarts de travail exigeants et intensifs qui entrainent la prise de « drogues de travail » ou des relations amoureuses courtes, car difficiles à entretenir.

Anabel Cossette Civitella | Le Délit

Tout n’est pas que mirage
Malgré tout, Fort McMurray projette une image de vie meilleure. De partout en Alberta, de tout le Canada et même des quatre coins du monde, des travailleurs partent pour Fort McMurray avec l’espoir d’y trouver un travail bien rémunéré. Plusieurs fausses croyances sont cependant véhiculées au sujet de cette industrie pétrolière.

Tout d’abord, pour avoir accès aux emplois qui offrent des salaires de rêve (jusqu’à cinquante dollars de l’heure), les compagnies pétrolières exigent une formation et l’obtention d’un certificat appelé « le sceau rouge ». Afin d’acquérir cette attestation, un travailleur doit compléter une formation professionnelle, puis un examen spécial. Son diplôme devient alors valide partout au Canada. Au Québec, un soudeur voulant obtenir sa certification ne doit payer que 102 dollars pour passer son examen. Cela permet de conclure que les exigences sont là, mais qu’elles sont aussi raisonnables. Dans ce cas, aller à Fort McMurray est plus que payant.

Selon un rapport de l’association Construction Labour Relations, un soudeur avec plus de trois ans d’expérience bénéficiera d’un taux horaire d’environ cinquante dollars. Le revers de la médaille apparaît toutefois dans le style de vie. Une journée type commence très tôt le matin et finit seulement en début de soirée. Les journées de travail s’enchaînent sans arrêt. Une dame interrogée par l’équipe d’Enquête affirmait ainsi avoir travaillé quarante jours de suite. Bien que payante, cette situation peut vite devenir exténuante.

Quant aux travailleurs qui n’ont pas les compétences requises, l’aventure albertaine peut être encore plus pénible. Gagner un salaire qui semblerait au-delà de la norme au Québec n’est pas suffisant à Fort McMurray. Les salaires dans le secteur tertiaire sont impressionnants. Les restaurants et magasins affichent même leur taux horaires sur leurs panneaux publicitaires : ils tentent désespérément de trouver des employés. La raison pour laquelle le commun des mortels boude ce type d’emploi se trouve dans le coût des logements. Selon le site web de la ville de Wood Buffalo, un 1½ coûte en moyenne 1500 dollars par mois. Une maison unifamiliale coûte, quant à elle, plus de 700000 dollars par mois. Pour ce qui est de l’option roulotte, le prix des terrains de camping en fait déchanter plusieurs. Toujours selon un reportage d’Enquête, un terrain de camping coûtait à l’époque 950 dollars par mois. Le fait que le loyer d’une maison unifamiliale ait augmenté, en moyenne, de 64000 dollars entre 2009 et 2010 laisse présager que le terrain de camping à 950 dollars de l’époque était une aubaine.

Ce qu’on oublie cependant régulièrement, c’est que, pour des Albertains et pour des travailleurs des provinces maritimes, du Québec ou du Labrador, Fort McMurray est un endroit où les chômeurs et les gens sans emploi peuvent facilement trouver du travail et décemment gagner leur vie. C’est le cas pour le jeune Tyler Kahmahkoostayo qui travaille depuis peu dans les cuisines d’un camp de travailleurs. « J’étais sans logement, je n’avais nulle part où aller, j’habitais chez la mère d’un de mes amis. Je n’avais pas de travail et je faisais tout pour en trouver un » raconte-t-il. À défaut de trouver un emploi à Edmonton, Tyler s’est tourné vers Fort McMurray. Les quarts de travail de Tyler sont représentatifs de ceux des travailleurs de la région. « Je travaille durant vingt-et-un jours sans arrêt et j’ai ensuite sept jours de congé. Je travaille de dix à treize heures par jour », explique-t-il. Il utilise ses jours de congé, comme bien des habitants de la communauté, pour retourner dans sa famille, à Edmonton. Il ne semble pas être préoccupé par les longues heures de travail ininterrompues qui l’attendent. Même sans formation et sans espoir de faire des économies, Tyler gagne raisonnablement sa vie. Son salaire horaire de quatorze dollars prend tout son sens lorsqu’il explique qu’il est nourri et logé par la compagnie pour laquelle il travaille. Arrivé depuis peu, Tyler est optimiste. Il affirme s’être fait une bonne impression de Fort McMurray.

Anabel Cossette Civitella | Le Délit

La part des entreprises
Les deux plus grands employeurs de la région sont Suncor et Syncrude. Elles sont en grande partie responsables de l’accroissement de la population à Fort McMurray. De nombreuses personnes accusent les travailleurs de prendre tout ce qu’ils peuvent de la communauté et de partir, sans se sentir redevable de rien. Cependant, qu’en est-il des entreprises ? Après tout, ce sont elles qui profitent le plus de cette ruée vers l’or noir. Même le gouvernement albertain affirme qu’elles ont un rôle important à jouer. « Les compagnies sont encouragées à investir dans leur communauté », affirme-t-il. Il explique également de quelle façon la coopération se produit lorsque le problème des infrastructures est soulevé. « Le gouvernement albertain organise régulièrement des rencontres entre l’industrie, les gouvernements municipaux et les groupes de support communautaire lorsque vient le temps d’aborder le développement des infrastructures dans les communautés », explique-t-il.

Le souci, dans ce discours, c’est toutefois l’utilisation du terme « encourager ». Exploitant un sous-sol qui appartient aux Canadiens, les compagnies ne doivent rien aux citoyens ou encore à la ville responsable de leur richesse. L’investissement dans la communauté est plutôt considéré comme un don. L’onglet menant aux services communautaires des sites web de Suncor et Syncrude témoigne d’ailleurs de cet état d’esprit.

Le site web de Suncor est peu éloquent. Les images idylliques y prennent une place démesurée alors que les textes y sont souvent très courts et complètement dépourvus de contenu. Il n’y a pas de chiffres, pas d’actions concrètes expliquées. Lorsqu’il y a un peu plus de détails, on parle surtout des autochtones, de l’éducation et de l’environnement. Bref, des domaines abordés de façon peu significative, simplement pour faire bonne figure face aux critiques. La compagnie Syncrude, quant à elle, fait meilleure figure, mais sans plus. Elle affirme avoir investi 12,5 millions dans la communauté depuis 2006 et explique également de manière plus précise où l’argent a été investi. Bien que le fait d’investir dans un collège, un institut de technologie et une banque alimentaire ne puisse pas nuire, ces dons visent davantage une visibilité positive qu’une véritable préoccupation pour la population.

On n’aborde également jamais la redevance des entreprises vis-à-vis de la ville, de ses habitants et des problèmes qui leur sont propres. Pourquoi investir de l’argent dans un institut de technologie alors qu’une infrastructure aussi essentielle qu’un aqueduc est en train de flancher ?

Enfin, il faut questionner la façon dont les habitants de Fort McMurray (et plus généralement de l’Alberta) assument leurs responsabilités. Pour résoudre le problème de la ville de Fort McMurray, la communauté devra forcément exiger des comptes de la part des compagnies et du gouvernement albertain.

Plus près de nous, au Québec, la compagnie minière Osisko, établie à Malartic, se met à la disposition des citoyens afin de répondre à des questions que ce type de compagnies évite souvent. Pourtant, l’exploitation du sous-sol de Malartic a été très controversée : déplacement d’une partie d’un village, soucis environnementaux, inquiétude par rapport à « l’après » Osisko, et plus encore. Le fait est que, malgré l’opportunité que représentait Osisko pour le village de Malartic, la population a fait comprendre à la compagnie qu’elle avait un devoir envers elle. Pour faire ainsi, la population de Fort McMurray et de l’Alberta devra regarder la situation d’un œil critique et arrêter de se plonger la tête dans le sable… bitumineux.


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