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Le virage et l’impasse

Quel regard le Canada anglais porte-t-il sur la culture québécoise ? La question intrigue certainement. Comment perçoit-on nos productions et nos industries, alors qu’aucune autre province n’investit autant dans leur développement ? La réponse que laisse présager une série publiée ces deux dernières semaines dans le Toronto Star inquiète quelque peu.

Le virage numérique apporte son lot de bouleversements (nous en avons notamment parlé dans l’édition du 14 septembre). D’ailleurs, l’un mènerait à une redéfinition majeure de la culture canadienne (celle du « Rest of Canada », comprenons-nous bien). C’est du moins ce que la journaliste Kate Taylor avance dans Northern Lights, sa série d’une dizaine d’articles consacrés à la culture populaire du pays à l’ère 2.0 : « Nous soutenons la culture canadienne depuis longtemps par nos programmes de bourses et de subventions mais aussi par nos politiques culturelles. Nous exigeons, par exemple, qu’une certaine quantité de contenu canadien soit diffusé à la télévision. Mais toutes ces initiatives vont bientôt frapper un mur puisque tout sera transposé vers le net, où les demandes des consommateurs font la loi et les frontières géographiques sont de plus en plus difficiles à maintenir », explique la journaliste. 

Hors du cadre « protectionniste » qui permet sa diffusion, la culture canuck pourra-t-elle se démarquer, ou même survivre, lorsque confrontée au cyberespace ? Tout cela peut sembler fataliste. Et pourtant, une population qui a tant de mal à définir sa propre culture (pensons à la piètre tentative de la cérémonie d’ouverture des Jeux de Vancouver) a bien des raisons de s’inquiéter. La production cinématographique du pays est très limitée et suscite peu d’intérêt chez une majorité de Canadiens. Sur le petit écran, rares sont les séries ou variétés locales qui récoltent beaucoup de cotes d’écoutes. L’heure de gloire d’Ann of Green Gables est bel et bien écoulée… La culture américaine envahirait sans doute tous les médias et tribunes du ROC, si ce n’était des exigences du Conseil de Radiodiffusion et des Télécommunications Canadiennes (CRTC). Les entreprises culturelles devront donc revoir leurs façons de faire afin d’assurer la viabilité d’une production à l’image du pays. Et voici que le Québec est décrit comme un véritable modèle qui, tant bien que mal, a réussi à se constituer un milieu culturel bien à son image.

Ce qu’avancent Kate Taylor et les artisans qu’elle a rencontrés est loin d’être entièrement faux. Le fait que notre milieu ait, par exemple, réussi à créer son propre star system a certainement contribué à intéresser le public à ce qui se fait ici. Il est vrai qu’il est également plus facile pour les producteurs et artistes de connaître les consommateurs de culture populaire, la population québécoise étant tout de même plus homogène que celle du Canada anglophone. Mais quelque chose de véritablement troublant se dégage des éloges de Taylor. Les séries québécoises dont elle souligne le succès retentissant ne sont, pour la plupart, que des adaptations d’émissions américaines ou anglophones. Le Banquier et Dieu merci!, par exemple, ne permettent en rien une diffusion de la culture québécoise. Côté cinéma, il n’est pas étonnant de retrouver Bon cop, bad cop parmi les films les plus populaires auprès du public. Or –mais peut-être est-ce discutable– l’œuvre d’Éric Canuel s’apparente indéniablement à n’importe quel film d’action américain, exception faite des quelques blagues sur la confrontation des deux solitudes égrenées au fil de l’œuvre.

Le cinéma et la télévision québécoises se sont tout de même énormément développés depuis quelques décennies. Impossible d’ignorer les succès de plusieurs œuvres qui n’ont pour objet que la réalité d’ici.
Pourtant, explique Taylor, leur spécificité fait en sorte qu’elles ne sont pas exportables, ce qui est malheureusement vrai.

La culture populaire québécoise, contrairement à celle des autres Canadiens, est sans aucun doute bien affirmée. Pourtant, on pourrait croire que cela sera appelé à changer avec le virage numérique. Ce que craint Kate Taylor pour le Canada anglophone pourrait sans doute affecter le milieu culturel d’ici. Quelles seront alors nos avenues pour tailler une place de choix à la création locale dans le cyberespace ? Une chose est certaine : la diffusion en français ne suffira plus à nous donner une quelconque spécificité. Et les créations qui font figure d’exception ne confirment malheureusement pas la règle. Entre l’imitation des voisins du Sud et nos blagues privées, il reste beaucoup de chemin à faire avant de pouvoir se féliciter. 


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