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Pour Google un océan d’incompréhension

Fin février à Milan, trois dirigeants de Google Italie ont été condamnés à des peines criminelles de six mois pour violation de la vie privée. Le motif : une vidéo publiée en 2006 sur Google vidéo, c’est-à-dire avant que la firme ne rachète son concurrent YouTube, montrant des jeunes se moquant d’un enfant italien atteint du syndrome de Down.

Évidemment, les dirigeants n’ont personnellement ni écrit, ni filmé, ni mis en ligne eux-mêmes la vidéo en question. Mais à lire le jugement, les employés d’un site web sont tenus responsables du contenu mis en ligne par leurs utilisateurs. Sont donc potentiellement concernées les pages alimentées par les internautes : on peut penser à Twitter, Facebook, les blogues participatifs, Flickr et à peu près tout ce qui se fait de bon (et de moins bon) sur Internet ces temps-ci.

Néanmoins, selon le Juge Oscar Magi ayant rendu la décision, en permettant à cette vidéo d’être diffusée sur sa plateforme, les dirigeants de Google sont coupables d’avoir enfreint la loi italienne sur la vie privée.

L’entreprise de Mountain View a déjà annoncé qu’elle ferait appel de la décision. Mais si le jugement est entériné, cela signifie que le web 2.0 ne serait pas fondamentalement différent des autres médias offrant du contenu (comme les journaux, la télévision ou la radio) et devrait donc être régulés afin de protéger la vie privée.

Jusqu’à maintenant, la gestion par Google du contenu hébergé sur YouTube a été plus réactive que proactive : à défaut de surveiller l’intégralité du contenu qui lui était envoyé, Google attendait une plainte pour enlever la vidéo contestée. Cette méthode a été la même des deux côtés de l’Atlantique, car il aurait été difficile techniquement et financièrement de contrôler la totalité du contenu. En effet, on estime qu’à chaque minute, vingt heures de vidéo sont transférées vers les serveurs de YouTube.

Cette façon de faire a l’avantage de laisser toute la place à la libre circulation des idées et de n’induire aucune censure –rappelons que la devise de l’entreprise américaine est « Don’t be evil ». Mais, répondent les Européens, cette méthode ne permet d’assurer le respect de la vie privée qu’a posteriori, et parfois même un peu trop tard. Comment alors permettre un équilibre entre la liberté d’expression et le respect de la vie privée ? Et surtout, qu’entend- on par « vie privée » ?

Deux empires de l’universel

Il est frappant de voir comment, de part et d’autre de l’Atlantique, l’universalité des droits humains a été évoquée –que ce soit le droit inaliénable à la liberté d’expression ou celui tout aussi inaliénable à la vie privée. Sur le blog officiel de Google, on qualifie de « stupéfiante » la décision de la Cour italienne et d’une « attaque contre les principes de liberté sur lesquels est fondé le web ». L’Ambassadeur américain en Italie s’est dit « déçu », rappelant les mots de la secrétaire d’État Hilary Clinton pour qui « l’Internet libre est un droit humain fondamental qui doit être protégé dans les sociétés libres ».

Effectivement, la liberté d’expression n’est probablement nulle part mieux protégée qu’aux États-Unis. Il s’agit d’un droit constitutionnel, le premier amendement compris dans le célèbre Bill of Rights. Il ne connaît que très peu de limites, contrairement à d’autres États démocratiques et la jurisprudence américaine le reconfirme constamment. Cela s’applique aussi bien sur internet : dans ACLU c. Ashcroft, la Cour a tranché que n’importe quelle restriction sur Internet (sauf les quelques-unes déjà admises) était inconstitutionnelle. Le droit à la liberté d’expression est, aux États- Unis, un droit humain pratiquement absolu.

Faisant écho à l’universalité à l’américaine, le droit à la vie privée est vu en Europe comme un droit fondamental universel. Ce faisant, il est inscrit dans la Convention européenne des droits de l’homme et dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

Récemment, par exemple, les députés européens devaient se prononcer sur l’accord SWIFT entre l’Union européenne et les États-Unis. Cet accord balise le transfert de données bancaires de citoyens européens vers les États- Unis dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Or début février, par 378 voix contre 196, le Parlement européen a rejeté l’accord, forçant Bruxelles et Washington à retourner à la table des négociation. Pour les eurodéputées libéralesdémocrates Marielle de Sarnez et Nathalie Griesbeck, « le Parlement européen se pose en défenseur des droits fondamentaux et de la protection des données personnelles ».

Ces deux épisodes montrent à quel point les incompréhensions peuvent être grandes lorsque deux empires de l’universel se rencontrent. Et ce, au sein même de la culture occidentale d’où ces universalismes sont nés.

Incompréhensions transatlantiques

Cela ne signifie pas que les États-Unis n’offrent aucune protection de la vie privée, ni que la liberté d’expression n’existe pas en Europe. Plutôt, cela veut dire que des deux côtés de l’Atlantique coexistent deux conceptions différentes de la vie privée qui parfois, déclenchent des incompréhensions et laissent des silences gênants.

En effet, pourquoi l’accord SWIFT était-il très acceptable aux yeux des Américains ? Pourquoi n’exige-t-on pas, aux États-Unis, que Google s’assure que les vidéos diffusées respectent la vie privée de ceux qui en sont l’objet ? L’entreprise ne devrait-elle pas pré-visionner toutes les vidéos hébergées, comme suppose le jugement italien ?

Dans un article publié dans le Yale Law Journal, James Q. Whitman distingue deux cultures de la vie privée : celle américaine de la liberté et celle européenne de la dignité. Il fait remarquer que certaines habitudes culturelles américaines, comme celle de discuter ouvertement de son salaire, choquent généralement les Européens qui considèrent ce domaine « privé ». Cependant soutient- il, ce n’est pas seulement en raison d’un certain manque d’étiquette de la part des Américains : il s’agit aussi de la nature du droit européen auquel ils sont habitués. Le droit européen continental protège avec avidité plusieurs choses « privées », notamment les données en lien avec le crédit, la consommation et la banque (comme dans le cas SWIFT), l’activité au travail ou encore la dissimulation de l’identité des criminels face au public.

Mais pour Whitman, cela ne veut pas dire que les Américains ne s’intéressent pas à la protection de la vie privée. Au contraire, certaines facettes du droit européen choqueraient certainement plusieurs Américains. En Europe, la force publique peut interdire certaines appellations pour les bébés– les noms trop ridicules ou ceux rappelant le nazisme, par exemple. Aux États-Unis, cela serait vu comme une violation inacceptable de la vie privée (qu’est-ce qui est plus privé que la relation entre les parents et le nouveauné?).

En Europe continentale, il est recommandé aux citoyens d’avoir leur carte d’identification nationale sur eux, chose tout à fait inacceptable pour un Américain. J’ai surpris plusieurs Européens en leur expliquant qu’en Amérique du Nord (autant au Canada qu’aux États-Unis) il n’existe pas de pièce d’identité nationale, mais plutôt une quantité de documents pouvant plus ou moins la remplacer : permis de conduire, certificat de naissance, assurance-sociale, passeport.

« C’est que les conceptions de la vie privée américaine et européenne proviennent de différences légales ayant elles-mêmes “judiciarisé” des suppositions culturelles », explique Whitman. En Europe, la protection de la vie privée tourne autour du droit au respect et à la dignité personnelle. Corollairement, on retrouve le droit à l’image, au nom et à la réputation : en d’autres mots le droit à l’auto-détermination de son information. En Amérique, au contraire, la vie privée s’oriente davantage vers la liberté, particulièrement la liberté contre les ingérences de l’État. En effet, aux États-Unis, la conception de la vie privée demeure celle que l’on retrouvait dans les années fondatrices de la fin du XVIIIe siècle : le droit à la liberté contre les intrusions de l’État (fédéral), particulièrement contre la propriété individuelle, la vie familiale et religieuse.

« D’un côté, écrit Whitman, il y a l’Ancien Monde dans lequel il est fondamental de ne pas être humilié en public. De l’autre, un Nouveau Monde dans lequel il est fondamental de préserver la souveraineté de sa demeure contre les attaques de l’État ». C’est aussi cette conception qui a motivé –et qui motive encore– le droit américain de porter des armes : protéger sa liberté contre l’État.

L’incompréhension qu’exprime Google face à la décision du tribunal italien est transatlantique : pour l’entreprise américaine, la protection de la vie privée n’est pas une question de dignité personnelle, mais bien d’une protection contre un État qui voudrait le forcer à réguler son contenu, à réduire sa liberté d’expression.

Alors que Google considère actuellement la possibilité de se retirer complètement de la Chine –pour des raisons encore une fois de liberté d’expression– il se pourrait que YouTube soit dans l’obligation, plutôt que de filtrer les vidéos, de fermer le site en Italie.

Je vais aller en profiter tout de suite pendant que c’est encore ouvert… dans l’intimité de mon appartement.


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