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La dépossession des Hommes à louer

Le documentaire de Rodrigue Jean offre une sombre incursion dans le quotidien des travailleurs du sexe.

Dans un local exigu et très humblement meublé, plus d’une dizaine d’hommes sont venus tour à tour converser avec le réalisateur et scénariste Rodrigue Jean. Avec, devant eux, une caméra derrière laquelle le cinéaste se plaçait et, derrière eux, une large fenêtre donnant sur le Montréal qu’ils craignent tant, ils ont construit chacun à leur manière un portrait de leur réalité, de cet univers duquel certains s’extirpent et dans lequel d’autres sombrent. Loin du voyeurisme ou du sensationnalisme, la caméra ne se déplacera que très rarement, laissant ces « hommes à louer » raconter ce qu’ils vivent hors de son cadre. La perception qu’ils ont par rapport à leur situation varie immanquablement d’un individu à l’autre ; certains semblent plus à l’aise à exercer leur métier que d’autres, mais force est d’admettre que dans l’étroit réseau que trace le cinéaste, la prostitution est souvent motivée par un passé malheureux et surtout par une lourde dépendance à la drogue.

Le documentaire débute en novembre, et présente de jeunes hommes qui exposent sans peine les raisons les ayant menés à cette activité, l’argent facile étant l’une des principales motivations, tout en se dissociant quelque peu de leur dépendance à la drogue. Mais audelà de ces préambules, tandis que la caméra se fait oublier et qu’un lien de confiance s’installe, les masques tombent rapidement, laissant entrevoir la détresse et la dépossession qui les tiennent à la gorge.

Jusqu’à l’automne suivant, le film retrace, durant deux heures vingt, les cicatrices que leur ont affligé un passé dans un famille violente ou instable et une dépendance grandissante à des substances qui sont devenues, dès l’adolescence, une façon d’oublier. Se présentant parfois sur le lieu de tournage après avoir subi une agression de leur dealer ou de l’un de leurs clients, à leur sortie de prison ou en état de manque, le spectateur suit leur parcours marqué par la peur. À l’aube de son vingt troisième anniversaire, l’un avoue son angoisse alors qu’un autre, hanté dans ses rêves par un mur noir qu’il voit s’approcher, conclue, au lendemain d’une tentative de suicide : « Vu que la mort m’a refusé, il faut que je vive. »

Dans ce métier où très peu se complaisent, tous aspirent à une vie plus endurable, mais leurs tentatives s’avèrent rarement fructueuses. Appartenant à une génération plus âgée, seul un des hommes interviewés, à la fois travailleur du sexe et acteur porno, tient un discours empreint d’aisance et de fierté à propos du domaine dans lequel il oeuvre, regrettant ses jeunes années, pendant lesquelles il a eu tant de succès.

Exception faite de ce témoignage, Hommes à louer raconte le cercle vicieux dans lequel sont coincés les jeunes hommes qu’il a choisi de présenter. Le film dénonce également la cruelle indifférence d’une société qui, malgré les quelques ressources qu’elle offre, hésite souvent à les écouter et à leur prêter main forte. La facture modeste de l’oeuvre donne cependant une force incroyable aux propos de ces jeunes dont la voix est souvent enterrée.

Loin de dresser un portrait nuancé de la prostitution au masculin, le travail du sexe n’est ici que le maillon d’une chaine qui enserre, qu’une activité parmi tant d’autres aux yeux d’hommes qui ont perdu tout repère. Elle n’est pas placée dans un contexte plus large qui viserait à comparer la situation des travailleurs et des travailleuses du sexe. C’est donc un portrait sombre et percutant que le regard du cinéaste brosse à propos d’une tragédie humaine bien contemporaine.


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