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Les Algonquins refusent de rester invisibles

Les divisions au sein de la communauté algonquine du lac Barrière sont le symptôme colonial du refus du gouvernement fédéral d’assurer la gestion conjointe du territoire.

Au nord-ouest de l’île de Montréal, dans la très connue Réserve faunique La Vérendrye, des agents de la Sûreté du Québec (SQ) surveillent la beaucoup moins connue réserve algonquine du lac Barrière. Environ 400 autochtones y vivent dans une enclave au coeur de leur territoire ancestral, au milieu de la forêt boréale. Le 10 mars 2008, quatre hommes y ont été arrêtés par les policiers. Leur délit : la coupe d’arbres en vue d’ériger une barricade à l’entrée de la réserve.

Ces arbres devaient empêcher le passage de Casey Ratt et de son Conseil de bande, nouvellement reconnu chef intérimaire de la communauté par le ministère des Affaires indiennes et du Nord Canada (MAINC). Cette légitimation du gouvernement fédéral arrivait quelques jours après que la majorité des membres de la communauté se soit prononcée contre M. Ratt et son conseil et que ces derniers, inquiets pour leur sécurité, aient quitté temporairement la réserve. Le 11 mars, escorté par des agents de la SQ, le leader de la faction minoritaire rentrait au bercail dans le chaos. « Je savais qu’ils ne nous attendraient pas les bras ouverts », a affirmé M. Ratt au Ottawa Citizen.

Une vingtaine de personnes étaient en effet rassemblées à l’entrée de la réserve pour lui signifier qu’il n’était pas le bienvenu. Les manifestants ont tenté de bloquer le passage et brandissaient des affiches qualifiant M. Ratt et son conseil de bande de « pantins du gouvernement » et dénonçant les interventions de la SQ, qu’ils accusent de partialité favorisant la faction minoritaire.

Avec la protection des policiers, M. Ratt et son groupe ont réussi à traverser la foule d’opposants et à entrer dans la réserve. Les agents de la SQ ont utilisé des vaporisateurs de poivre et des matraques pour contrôler les manifestants. Dix personnes ont été arrêtées, dont deux mineurs.

Deux chefs, deux visions 
Après la démission du chef traditionnel Jean Maurice Matchewan, arrêté alors qu’il transportait une arme et des plants de marijuana en septembre dernier, la communauté avait désigné Benjamin Nottaway, 27 ans, pour agir à titre de chef. Comme son prédécesseur, M. Nottaway milite pour le respect des droits autochtones et pour la gestion commune des ressources naturelles. La majorité de la population, qui souhaite la survie du mode de vie traditionnel algonquin, est derrière lui. Le Secrétariat de la nation algonquine a publiquement réaffirmé la légitimité de M. Nottaway le 22 février dernier.

Mécontente de la façon dont s’est déroulée cette succession, une faction minoritaire a organisé ses propres élections et désigné un nouveau chef, Casey Ratt. Ce dernier souhaite pour sa part favoriser le développement économique de la communauté et se concentrer sur la mise sur pied d’infrastructures et de services. C’est M. Ratt et quatre nouveaux conseillers qui ont été reconnus dirigeants légitimes par le MAINC le 10 mars dernier.

Dans cette petite communauté, les voisins, les amis et certaines familles sont maintenant divisés entre les deux clans. Le climat qui règne présentement est difficile pour tous et les deux parties souhaitent la fin des hostilités. Tous s’entendent aussi sur le fait que le gouvernement doit soutenir le développement économique et améliorer les conditions de vie dans la réserve. Cependant, le groupe majoritaire estime que cela ne peut se faire sans la reconnaissance de l’entente trilatérale signée par la communauté avec les gouvernements du Québec et du Canada en 1991 et le respect du mode de vie traditionnel et des droits ancestraux des autochtones sur le territoire.  « Il faut travailler ensemble, maintenir nos croyances, se battre pour se réunir en tant qu’Algonquins, explique Toby Decoursay. Notre tradition est la ligne à suivre ; il n’y a qu’une voie. »

Aux barricades
Le 18 mars dernier, six Algonquins ont fait le voyage jusqu’à Montréal pour venir raconter leur histoire. La cinquantaine de personnes présentes au Centre d’amitié autochtone ont eu droit à un témoignage touchant. La rencontre, organisée par le Mcgillois Martin Lukacs, était l’occasion de faire connaître le point de vue de la majorité et de mobiliser la population non autochtone pour tenter de faire avancer la situation auprès du gouvernement. Le lendemain, la SQ procédait à une intervention au lac Barrière et changeait les serrures des bâtiments communautaires pour en redonner le contrôle au conseil intérimaire du chef Ratt.

« La situation du lac Barrière représente bien ce qui se produit dans plusieurs communautés autochtones du Canada, explique Dorothee Schreiber, professeur au Département d’anthropologie de McGill et présente à l’assemblée publique du 18 mars. Les industries, les provinces et le gouvernement fédéral exercent une énorme pression sur les communautés pour [qu’elles coopèrent et maintiennent] le statu quo. » Les divisions internes de plusieurs communautés seraient plutôt une manifestation du problème que le problème lui-même. Le professeur Schreiber ajoute que mettre à l’écart la situation du lac Barrière revient à « mal comprendre comment fonctionne le colonialisme aujourd’hui ».

Les Algonquins présents semblaient tout à fait lucides sur ce point. Ils ont plusieurs fois répété que le problème découle du non-respect et de la non-reconnaissance du territoire et des traditions autochtones. « Le gouvernement intervient [dans nos affaires internes], il pense qu’on n’existe plus », décrie Marylynn Poucachiche. Ils voient l’imposition par le MAINC du chef issu de la faction minoritaire comme une manoeuvre du gouvernement fédéral pour balayer sous le tapis ses obligations financières, mais aussi la fin de la promesse de gestion conjointe des ressources naturelles dans le but de soutenir le mode de vie algonquin qui avait été signée lors de l’entente trilatérale Algonquins-Canada-Québec de 1991.

L’entente de la discorde
L’entente trilatérale conclue entre la communauté du lac Barrière et les gouvernements provincial et fédéral concerne 10 000 kilomètres carrés de territoire faunique et forestier. Sur ce territoire riche en ressources naturelles, l’économie dépend en grande partie de l’exploitation forestière, de la chasse récréative et des activités hydroélectriques. Annuellement, 100 millions de dollars de revenus sont dérivés de l’exploitation des ressources renouvelables sur le territoire de la communauté. Des profits qui, malgré l’entente de 1991, glissent toujours entre les doigts des Algonquins sans laisser de traces.

Ici, c’est plutôt le gouvernement fédéral qui met des troncs d’arbre sur la route. Les relations entre le MAINC et la communauté sont difficiles depuis le milieu des années 1990. Plusieurs épisodes de rupture des négociations entre les deux parties, ponctuées de périodes de médiation, ont poussé le gouvernement fédéral à nommer en 2006 un tiers pour la gestion des affaires courantes de la réserve. Dans ce climat de discorde, le fédéral a mis de côté ses engagements de 1991.

Claude Lompré, directeur du cabinet de Benoît Pelletier, ministre responsable des Affaires autochtones, affirme que le climat s’est tranquillisé au lac Barrière depuis la mi-mars. La présence policière continue d’assurer un calme relatif dans la réserve et les différents acteurs du conflit tentent de ramener les choses à la normale, mais le problème est loin d’être réglé.

Bien qu’épuisés de l’hostilité qui règne dans la réserve, les Algonquins demeurent déterminés à ne pas se laisser écraser. Marylynn Poucachiche résume bien le sentiment du groupe opposé à la décision du MAINC et à M. Ratt : « Ils veulent qu’on abandonne. Nous ne ferons pas ce qu’ils veulent ».


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