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Au bord du précipice

Un lundi matin de septembre 2004. À l’invitation de David Drouin-Lê, alors rédacteur en chef de la très prestigieuse feuille de chou que vous tenez entre vos mains, je composais la première phrase d’une chronique, que je comptais baptiser « Préface » : « Perdu dans ma bibliothèque, je me demande de quel côté prendre le problème suivant : comment écrire une chronique littéraire ? » Devenu « Les rêveries du lecteur solitaire » (suite à ma découverte de cet être ridicule, à l’ego démesuré, qu’est Rousseau), ce petit racoin de la page 15 ne s’est, au fond, jamais vraiment éloigné de ce questionnement initial. Si bien que, aujourd’hui, j’aurais pu débuter ainsi : « Perdu dans ma bibliothèque, je me demande de quel côté prendre le problème suivant : comment écrire une dernière chronique littéraire ? »

Allons, cher lecteur (si jamais tu existes vraiment, si tu es autre chose qu’un simple postulat essentiel à ma pratique qui, sans toi, n’aurait aucun sens), ne proteste pas de tes larmes et de tes cris. Quand le vin est tiré, il faut le boire puisque tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse. Trois ans, plus de trente chroniques : une éternité dans le monde toujours changeant du journalisme étudiant. Doyen de l’équipe, je me sens devenir un peu plus vieillard à chaque jour. Sans blague, j’en ai les poils de barbe qui blanchissent à vue d’œil. S’il ne faut jamais dire « fontaine, je ne boirai pas de ton eau », il faut tout de même battre le fer (ou le frère, si le vôtre est comme le mien) quand il est chaud. Je sais, je m’éloigne, mais bon, que celui qui n’a jamais pêché lance la première ligne.

J’aurais aimé vous offrir (sursaut d’optimisme : j’imagine deux, voire trois lecteurs), et à moi aussi, un condensé de ces trois années de chroniquage lettreux, le précipité, la pierre philosophale des rêveries du lecteur solitaire. Or, depuis ce premier texte où, armé de la tout récemment découverte doctrine baudelairienne de la beauté et de la critique moderne, je m’en prenais à la cible facile qu’est Anges et Démons de Dan Brown (que je n’ai d’ailleurs toujours pas lu, c’est vous dire la profondeur de ma réflexion), il m’est difficile de trouver un fil conducteur. Certains sujets reviennent, bien sûr : le peu de place accordée à la littérature dans la société, Proust, le savoir, Baudelaire, l’ignorance, Lovecraft, les classiques. À ceux-là s’en mêlent d’autres, souvent tributaires de contraintes extérieures. Ainsi, les journalistes sur les textes desquels je m’acharne chaque semaine seront amusés de savoir qu’Agnès, chef de section durant ma première année, me forçait à traiter de « choses », au lieu de me faire aller la plume subjective. Une de mes chroniques était même passée à deux doigts de la censure complète.

En fait, s’il y a un point commun à tous mes textes, c’est, bien plus que la littérature (j’ai retrouvé une chronique où j’abordais…les élections fédérales!), moi. Pas moi « Pierre-Olivier Brodeur », non, moi le « lecteur solitaire ». Les plus littéraires d’entre vous sont peut-être familiers avec cette conception de la littérature qui veut qu’on sépare l’auteur (qui existe hors du texte) de l’énonciateur (qui n’existe que dans le texte), la personne qui écrit « je » (ou « patate », mais vous admettrez que « je », c’est plus percutant pour les besoins de la démonstration) du « je » en tant que tel. Étrange conception qui accable (ou gratifie, c’est selon) l’auteur d’un syndrome de dédoublement de personnalité. Docteur Jekyll et Mister Hyde deviennent ainsi le paradigme de l’écriture, quoique la question de savoir lequel est à l’écran, lequel au clavier, demeure ouverte. Étrange conception, certes, mais ô combien véridique…

L’écriture est une pratique schizophrène, plus encore lorsqu’elle prend place dans un genre aussi équivoque que l’est la chronique. C’est, de plus, une schizophrénie contagieuse, qui contamine la personnalité en s’imposant parfois à des moments inopportuns. Une schizophrénie contre laquelle il n’existe aucun médicament, mais une solution, drastique : le suicide. La fin de la page approche, pareille aux bords d’un précipice. Finis, les lundis matins angoissés, les semaines passées à trouver quelque chose d’intelligent (ou, au pire, de pas trop stupide) à écrire. Finis aussi, les jeux de transformation avec l’icône de Voltaire, les (trop rares) réactions de lecteurs, les lectures et relectures à la quête du ton, du mot, de la phrase. Finies, disparues, sombrées dans le vide, les rêveries du lecteur solitaire.

« Quoth the Raven, “Nevermore’’».


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