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Pas de la propagande

Mon inégalable compagnon de page Mathieu Ménard concluait sa dernière chronique en exhibitionniste, montrant sa nudité sous son costume de chroniqueur. « Il y a peu de choses aussi terrifiantes que d’exhiber ses propres doutes », avançait-il. Pourtant, l’art a souvent trouvé sa source dans cette délicate tension entre la réalisation et l’abolition de soi-même, durant laquelle l’artiste se dévoile.

Le roman est peut-être la forme artistique qui s’est le plus nourrie de cet acte d’autophagie. Cervantès, considéré par plusieurs comme le premier « vrai » romancier, est particulièrement friand des grands banquets cannibales. Qu’est-ce donc que Don Quichotte, sinon un roman contre le roman ? Contre le roman de chevalerie, évidemment ; contre le mauvais roman condamné à l’autodafé, plus particulièrement ; mais surtout contre lui-même et le roman en général. Les « dangers » de la lecture constituent le point de départ de l’histoire du chevalier errant de la Manche : « Du peu dormir et beaucoup lire, son cerveau se sécha de telle sorte qu’il en vint à perdre le jugement ». Flaubert reprendra cette idée quelques centaines d’années plus tard, sans cependant la pousser aussi loin que Cervantès. L’écrivain espagnol se distingue en effet par la parodie critique qui traverse son œuvre : il est constamment à ridiculiser des procédés qu’il utilise ensuite lui-même pour mieux en rire. L’enjeu de cette activité étant de revendiquer la fiction dans toute sa portée, il s’en prend surtout aux preuves de véracité usitées à l’époque (témoignages, récits de découverte d’un manuscrit oublié, citations d’historiens, etc.). L’auteur fait ainsi du caractère fictionnel du roman, décrié comme sa plus grande faiblesse par l’institution littéraire renaissante, sa plus grande force.

Si le mouvement de revirement opéré par Cervantès est sincère et pleinement assumé, il en va autrement pour d’autres tentatives analogues. Le refus du succès et l’exaltation de la pauvreté caractéristiques au XIXe siècle n’ont pas la même portée, apparaissant davantage comme procédé hypocrite dans un siècle qui voit se développer le droit d’auteur. Et ne venez pas m’opposer les poètes maudits : Baudelaire était rentier et Rimbaud a laissé tomber l’idéalité de la poésie pour aller vendre des armes en Afrique. C’est ce qu’on appelle « changer son fusil d’épaule ».

L’histoire des lettres peut être vue, d’un angle sociologique, comme une longue émancipation économique. L’écrivain a toujours été pris entre les douloureuses nécessités alimentaires et le non moins douloureux besoin d’indépendance artistique. Depuis le Moyen Âge, il est passé d’un régime de soutien basé sur la dépendance aux nobles à un système reconnaissant la propriété intellectuelle des produits culturels.

On commence aujourd’hui à se rendre compte que le droit d’auteur ne garantit pas une indépendance totale, puisque l’auteur est toujours soumis aux exigences du marché, dont les grandes maisons d’édition prétendent se faire l’écho. De plus en plus, les intellectuels se tournent vers des supports gratuits et libres de contraintes financières : les blogues, les petites maisons d’édition (comme les Éditions de Ta Mère) et les journaux gratuits. Ces derniers, tout particulièrement à l’université, permettent et encouragent le développement de jeunes talents dans un contexte de grande liberté (quoique les journalistes culturels qui pâtissent de mes corrections hebdomadaires pourraient sans doute me contredire là-dessus). Point de censure ou de rectitude politique au Délit, pas plus qu’au Daily. En passant, saviez-vous que ces deux journaux sont parmi les seuls au pays à n’être financés ni par leur université d’attache ni par leur association étudiante ?

Vous vous demandez sans doute pourquoi je vous parle de cela maintenant. En fait, il n’y a aucune raison. Absolument aucune. Je ne fais pas de propagande.


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