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Le pouvoir du simulacre

L’image présentée par les grands médias —presse écrite, radio, télévision, et maintenant Internet— est devenue une référence sérieuse, une représentation du monde crédible. L’information journalistique montre et explique au public les faits qui constituent la réalité. Cependant, certains réussissent à jouer avec cette réalité et à véhiculer de fausses informations. 

2008_02_s-arbrespa.jpgCAS 1 – Le spaghetti suisse
Accusé : Le réseau de télévision BBC.
Origine : Angleterre, 1957.

Faits :
Le premier avril 1957, le réseau de télévision BBC présentait dans son programme Panorama un reportage à propos de la cueillette du spaghetti en Suisse, dans la région de Tessin, à proximité de la frontière italienne. On pouvait y apercevoir des femmes cueillant délicatement des filets de spaghetti dans les arbres, avant de les faire sécher sur une nappe pour pouvoir consommer la récolte en soirée. Durant l’émission, on entendait le narrateur Richard Dimbleby expliquer que la taille identique des tiges de spaghetti résulte de plusieurs décennies de culture minutieuse et que la période de la récolte, fin mars, est particulièrement fiévreuse puisque la qualité du spaghetti peut se dégrader rapidement en cas de gel.

Jugement :
À l’instar de la narration d’un extrait du livre La Guerre des mondes par Orson Welles à la radio en octobre 1938, l’histoire des arbres à spaghetti en Suisse est l’un des premiers canulars accomplis par la voie des médias grand public. Après avoir diffusé ce reportage, la BBC dit avoir été inondée d’appels téléphoniques –beaucoup de téléspectateurs souhaitaient planter un tel arbre dans leur jardin, tandis que quelques-uns accusaient la chaîne de manquer de sérieux.

Plus important encore, la vague d’épisodes de panique engendrée par le programme radiophonique de Welles, suggérant une invasion de Martiens, est à l’origine de la théorie du magic bullet, au cœur des études médiatiques. Cette formulation suggère qu’une fiction habilement orchestrée est suffisante pour avoir une influence considérable sur le public.

Ce ne sera que quelques décennies plus tard que les experts reconnaîtront une variabilité de l’impact des médias sur le grand public. Le consensus actuel suggère plutôt que les téléspectateurs s’appuient davantage sur les représentations médiatiques pour des sujets qui ne leur sont pas familiers, la politique étrangère par exemple. En observant ces cas classiques de canulars médiatiques, on pourrait ajouter que l’impact varie en fonction de la maturité du média. Cela pourrait contribuer à expliquer le succès de certains canulars accomplis via Internet, un format relativement jeune. À titre d’exemple, le faux site de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) créé par les activistes de The Yes Men (www​.gatt​.org) a permis à ces derniers de s’immiscer dans de véritables conférences de l’OMC.

2008_02_s-rein.jpgCAS 2 – La fin justifie les moyens
Accusés : La chaîne de télévision BNN et Endemol, la compagnie de production qui a lancé le concept Big Brother.
Origine : Pays-Bas, juin 2006.

Faits : 

Lisa, une femme de 37 ans atteinte d’une tumeur inopérable au cerveau, choisira en direct à la télévision une personne chanceuse à qui elle fera don d’un de ses reins. Au cours des 80 minutes d’une émission de téléréalité diffusée sur la chaîne BNN, trois candidats, soutenus par leur famille et leurs amis, tenteront de mousser leur candidature auprès de la donneuse. Les téléspectateurs du Big Donor Show pourront voter pour le candidat de leur choix par messagerie texte. Le gagnant repartira avec un nouveau rein, alors que les deux autres retourneront sur la liste d’attente de don d’organe.

Dans les jours précédant la diffusion de l’émission, les critiques fusent de toutes parts. L’Association médicale néerlandaise, la KNMG, s’oppose à ce don d’organe télévisé et suggère fortement à ses membres de ne pas collaborer à l’émission. Les sept cliniques de transplantation du pays disent toutes ne pas vouloir collaborer. Un appel au boycott est lancé par un groupe de juristes. Le gouvernement néerlandais souligne les enjeux éthiques soulevés par l’émission, mais se dit impuissant au niveau légal. Empêcher sa diffusion constituerait un pas sur le terrain glissant de la censure. La nouvelle est récupérée par plusieurs médias internationaux. La polémique néerlandaise s’exporte partout dans le monde, quasi instantanément.

Au moment de l’annonce du gagnant, on dévoile plutôt que l’affaire était un coup monté, et Lisa une actrice bien portante. Les trois candidats faisaient aussi partie du complot, mais sont de véritables patients en attente d’une greffe. La controversée téléréalité était donc un effort de sensibilisation au don d’organe. Les Pays-Bas, d’où a éclos le phénomène de la téléréalité dans les années 1990, ont goûté à leur propre médecine.

Jugement :
« Nous voulions attirer l’attention sur [la vie et les problèmes des personnes en attente d’une greffe]», ont expliqué les producteurs de l’émission. Le succès de l’opération fut incontestable. Le programme a attiré 1,2 million de téléspectateurs, la septième plus important audience de la chaîne. 12 000 demandes de cartes de don d’organe ont été effectuées durant les 80 minutes de l’émission. Les médias néerlandais en ont parlé comme d’un coup de publicité ingénieux pour venir en aide à une bonne cause. Si l’opinion locale était largement favorable au canular, l’affaire a cependant créé un scandale sur le plan international. Pour la BBC, le procédé était « totalement inacceptable », alors que la critique du Guardian en parle comme « d’un pas de trop ». L’importance du message justifie-t-elle le moyen employé ?

CAS 3 – Jouer avec la vraie fiction
Accusé : Franco Fiori, un ancien Déliite !
Origine : Montréal, mars 2004.

Faits :
Jean-Philippe Auteuil, invité à l’émission Droit au cœur, à l’antenne de Radio-Canada, tient un discours incohérent sur l’amour, les pesticides et le cancer. Lors d’un bulletin de nouvelles à TVA, Jean-Philippe Pitre annonce, en direct du Centre Bell, qu’il demandera la main de sa « blonde » —qui ressemble apparemment à Lara Croft— lors d’une partie du Canadien. Clint Tashereau, après avoir gagné huit millions de dollar à la loterie, veut produire un documentaire sur sa vie. Le lien entre tous ces vrais moments de télévision ? Un seul acteur personnifie tous ces individus. Il s’agit de Franco Fiori, ex-Mcgillois et ancien journaliste au Délit.

Démasqué en 2004 par Dominic Arpin et une recherchiste du réseau TVA, il est forcé de dévoiler le pot aux roses. En alternant ses apparitions dans différents médias et en modifiant légèrement son apparence, le jeune homme a réussi à faire 21 apparitions en huit ans : entrevues diverses, nombreux concours, auditions de téléréalité… Il est également devenu une vedette sur YouTube, où ses prestations ont eu beaucoup de succès.

Franco Fiori plaçait ses personnages dans de vraies émissions et utilisait les structures en place pour jouer des rôles. Il projetait de réaliser un film avec le matériel télévisé qu’il avait réussi à amasser, un « film qui promouvoit [sic] l’action sociale », explique-t-il sur son site Web. Ses interventions consistaient à « avoir du fun, tout en étant conscientisé ».

Jugement :
Où se trouve la limite entre la réalité et la fiction ? Suite à la découverte de son canular, Franco Fiori a été invité à s’expliquer dans plusieurs émissions d’affaires publiques. Les médias ont donc accordé encore plus de temps d’antenne à l’acteur-imposteur, qui en a certainement profité pour réaliser d’autres « vraies-fausses actions sociales ». La plupart des journalistes n’ont pas apprécié s’être fait berner. Lors d’une entrevue —apparemment réalisée sous sa vraie identité—, l’animateur du réseau TVA Denis Lévesque lui a même suggéré de voir un psychologue pour régler son problème de personnalités multiples.

Si certains ont félicité le Dominic Arpin pour sa « découverte », la plupart se sont montrés choqués du traitement du cas fait par les médias. Soit le public félicitait l’imposteur, soit il se scandalisait de voir qu’on accordait autant d’importance à un « ti-coune », au lieu de se concentrer sur des enjeux sérieux.
Plusieurs se sont interrogés sur le contenu exploité par les grands médias et sur le professionnalisme de la couverture médiatique de l’actualité. À quel point ce qu’on présente comme des faits journalistiques est-il construit par les médias ?

CAS 4 – La fausse révolution
Accusé : RTBF, le réseau de télévison publique de Wallonie.
Origine : Belgique, décembre 2006.

Faits :
À 20h15, la chaîne RTBF interrompt la diffusion de sa programmation régulière pour un « Flash spécial ». Le présentateur-vedette du journal télévisé annonce que la Flandre vient de proclamer son indépendance. « La Belgique n’existe plus », dit-il avant de donner la parole à un reporter de la chaîne, en direct du palais royal de Bruxelles. Un deuxième topo provient de la ville d’Anvers, au cœur de la nouvelle Flandre indépendante, et montre le centre-ville pris d’assaut par la foule. Entre-temps, on présente des images-chocs de la révolution : drapeau en berne, élus qui arrivent au palais royal pour une rencontre avec le roi, bouchons de circulation, trains bloqués à la nouvelle frontière.

Les téléspectateurs inquiets engorgent le site Web de la chaîne télévisée. 2600 appels sont logés au numéro d’information proposé dans le bulletin de nouvelles. À 20h50, un message apparaît à l’écran : « Rien n’est vrai ». Créé par la chaîne télévisée, le canular visait à relancer le débat sur le futur de la Belgique dans le grand public.

Jugement :
Cette fiction politique a provoqué un vent de panique au sein de la population. L’avertissement « ceci n’est peut-être pas une fiction », qui a précédé la diffusion du canular, ne semble pas avoir été remarqué. Les téléspectateurs ahuris ne se sont majoritairement pas non plus tournés vers d’autres sources d’information pour confirmer la nouvelle. Tout portait à croire que le bulletin spécial était de la « vraie » information. Le décor semblait justifier le propos.

Le premier ministre belge qualifie le canular d’irresponsable et de mauvais goût. La direction de la station de télévision ne regrette pas son geste et en défend le rôle éducatif. Un débat entre experts sur la question n’aurait, selon la direction, suscité aucun intérêt.

Comment se faire remarquer à travers la surabondance d’information à laquelle le public est exposé ? L’information-spectacle est de plus en plus monnaie courante. Pour provoquer une réflexion, la chaîne RTBF a choisi de présenter un scénario catastrophe en utilisant son propre pouvoir et sa crédibilité. Et le public a réagit.

CAS 5 – Le canular pour l’Art
Accusés : Sophie Calle, Maurizio Cattelan.
Origine : France 1981–2001, Italie 1999–2001.

Faits :
Le canular s’avère une pratique florissante dans le domaine des arts visuels, au point où le périodique Esse lui a consacré sa soixantième parution. Parmi les supercheries les plus notoires accomplies dans la sphère de l’activité artistique, on peut noter un projet de l’artiste française Sophie Calle. En 1981, Calle demande à sa mère de solliciter les services d’un détective privé afin qu’elle soit prise en filature. Au terme de l’enquête, elle assemble une exposition (La filature), dans laquelle elle présente la production du détective –photographies, notes et observations– en tandem avec le journal dans lequel elle décrivait son quotidien. En 2001 (Twenty years later), un ami lui offre une seconde filature. Lorsqu’elle remarque qu’elle est suivie, elle parvient à amener le détective jusqu’à l’espace d’exposition où se trouve une rétrospective de La filature… et le détective ne remarque pas le lien entre son travail et l’exposition.

Un autre artiste digne de mention est l’Italien Maurizio Cattelan. On le connaît surtout pour la sculpture La nona ora (La neuvième heure), plus communément décrite comme « le Pape frappé par un météorite ». Exposée à la Biennale de Venise en 2000, elle est vendue en 2006 par la maison d’enchères Christie’s pour la somme de trois millions de dollars. Ceci dit, Cattelan est aussi connu pour ses anti-expositions et autres canulars. En 2001, alors que sa contribution à la Biennale de Venise est fort attendue, on constate finalement qu’il a vendu son espace d’exposition à une compagnie de parfums. L’artiste est aussi notoire pour avoir exposé un galeriste en le collant sur un mur avec du ruban adhésif et pour avoir laissé un espace d’exposition vide en prétendant avoir été victime d’un cambriolage.

Jugement :
En parvenant à accomplir de tels coups, ces deux artistes semblent insister sur la nécessité d’aiguiser son sens de l’observation. Dans le cas de Calle, c’est la perspicacité du détective qui est remise en question. En déjouant sa propre filature, elle invite les spectateurs à mettre en doute les propres conclusions qu’ils peuvent tirer sur les faits et gestes de leur entourage.

L’habileté de Cattelan à cultiver le scandale à travers ses anti-expositions, de l’autre côté, tend à mettre en lumière la force de la publicité, autant dans le domaine des arts que dans les représentations médiatiques en général. Cattelan ne semble avoir aucun scrupule ni à voler ni à humilier (comme lorsqu’il convainc son agent de passer un mois déguisé en phallus géant), et cela ne semble aucunement entraver sa notoriété ou son succès. En retournant à l’échelle des médias de masse, on finit par s’interroger : à qui profite réellement la couverture à répétition de scandales et de catastrophes ?

Les canulars perpétrés dans les médias semblent à la fois témoigner de leur impact et soulever plusieurs questions à propos de la profession journalistique. Le consommateur médiatique ne dispose ni du temps ni de l’intérêt pour contre-vérifier l’information surprenante ou se questionner sur les motifs des acteurs impliqués. Dans une culture où les médias de masse doivent produire quotidiennement un contenu inédit, le flot d’informations transitant entre les attachés de presse, les agences de communication et les journalistes prend l’allure d’une construction narrative.

Le reportage, de pair avec le désir d’informer la population et de l’inciter à passer à l’action, cherche à susciter des réactions. Dans ce contexte, on peut comprendre l’attrait du canular pour faire passer un message, exprimer une opinion. D’un autre côté, les médias sont contraints, pour les rendre intelligibles à la population, de réduire des enjeux complexes à de simples oppositions entre quelques acteurs, à l’instar des « courses » entre quelques prétendants politiques. Ils doivent décortiquer les complexités du monde de façon originale et instantanée, une tâche ardue que peu réussissent à remplir.

On tend de plus en plus à niveler les enjeux, à présenter un monde noir et blanc. L’apathie des citoyens envers l’information de masse est donc peut-être créée à l’interne, par le fonctionnement même de la sphère médiatique.


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