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La mise à nu

Il y a plus de quatre-vingt-dix ans que le milieu artistique se questionne sur les habits de l’empereur : en 1917, Marcel Duchamp dévoilait Fontaine, un urinoir inversé et serti d’une signature (« R.Mutt »). En décembre 2004, cette sculpture ready-made était couronnée plus importante création artistique du vingtième siècle par un conseil de quelque 500 critiques, historiens, artistes et autres experts. Pourtant, l’œuvre est encore pointée du doigt aujourd’hui par ceux qui souhaitent discréditer la production artistique actuelle.

En fait, Fontaine est le point de départ –un peu hâtif, puisque ce projet démarre réellement dans les années 1960, avec l’art pop, par exemple– d’une investigation « wittgensteinesque » de la nature de l’art. Le philosophe Wittgenstein, dans un célèbre extrait de ses Investigations philosophiques, déconstruit la notion de « jeu » en montrant la variation infinie de caractéristiques partagées par les différents exemples. Un jeu n’a besoin ni de règles, ni de compétition, ni même de divertissement pour être compris en tant que jeu.

Après Duchamp, les expérimentations subséquentes ont obtenu des résultats semblables. Une œuvre ne requiert ni matière ni signature. Elle peut être strictement théorique et textuelle, mise en action par un assistant ou par celui qui entre en contact avec la proposition artistique. Nul besoin d’un cadre solide pour parler d’objet d’art : les frontières de cette discipline sont aussi flexibles que celles du jeu.
Qu’est-ce qui rend l’approche analytique si attrayante ? Il s’agit certes d’un terreau fertile, où les frontières repoussées sont autant d’occasions de proposer de nouveaux constats. Mais surtout, il s’agit d’une occasion pour l’artiste de prendre un certain recul et de contrôler davantage la nature et l’intensité de son engagement. S’il le souhaite, le créateur peut se lancer dans l’arène en s’affichant comme un modeste observateur de sa communauté. Il se pare du sarrau du chercheur scientifique et transforme sa poésie en une exploration de la perception et de l’intellect.

C’est sans compter le fait que la déconstruction de la notion d’art a compliqué les critères selon lesquels on considère un artiste engagé. Il n’est plus suffisant d’avoir les traits tourmentés de Munch ou des premières œuvres de Cézanne. L’authenticité après Duchamp, c’est Tracey Emin qui, suite d’un épisode dépressif, installe son lit à la Galerie Tate –ce dernier contenait des condoms, des paquets de cigarettes, des taches et des détritus divers.

Je dois confesser que dans un passé fort lointain, j’ai complété de sommaires études dans le domaine des arts plastiques. Parmi les conclusions que j’en ai tirées, une s’avère être pertinente pour ce billet. Une œuvre engagée exige un questionnement intérieur sincère, elle nécessite le risque d’atténuer sa propre censure. Si son langage poétique est organisé de façon à tisser un lien commun avec le public, elle peut arriver à le toucher ou même à l’exalter. Il y a peu de choses aussi terrifiantes que d’exhiber ainsi ses propres doutes.

Voilà pourquoi, cher lecteur, je ne suis ni prestigieux ni estimé, mais simplement quelqu’un qui prétend à l’occasion enfiler le costume du chroniqueur.


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