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Techno-lyrique

Ragnar Kjartansson, un artiste plein d’ironie au Musée d’Art Contemporain. 

Vittorio Pessin

L’une des caractéristiques de l’art contemporain, mais aussi de l’art en général, est qu’il est un mythe, peut-être même le plus grand mythe accepté et reconnu par tous dans nos sociétés « rationnelles », sans cesse réalimenté. On ne peut plus, néanmoins, depuis la fin du romantisme, prendre totalement au sérieux l’artiste comme un être semi-divin. Le « rêveur sacré » de Victor Hugo, c’est terminé. L’art a arrêté la « larme écrite » et l’épanchement lyrique grandiloquent d’un Lamartine ou d’un Crémazie est devenu une facilité trop convenue. Ceci est un avis à certains artistes contemporains, qui aiment dire dans les milieux qu’ils sont « artistes » pour obtenir des reconnaissances sociales fortes avec un minimum d’investissement. Le fameux « j’ai voulu parler de mes sentiments, de mon vécu, de mes émotions, de mon ressenti » (rayer la mention inutile), ça ne prend plus. Fini. Finito.

Bon, alors que faire ? On n’a pas droit d’être triste, mélancolique, de regarder les étoiles et d’écrire de la poésie ? Mais si, on a le droit ! Mais l’art comme une souffrance, c’est ennuyeux et ennuyant, surtout quand c’est mal fait. 

« I’m a Poet

Reste donc à en sourire, de ces épanchements et de ces vocations de poète/rêveur/torturé !

C’est là que l’islandais Ragnar Kjartansson entre en scène. Le Musée d’Art Contemporain de Montréal propose trois projections grandioses de ses performances. L’art qui se réfléchit en même temps qu’il se fait, c’est assez classique pour l’art moderne et l’art contemporain. Mais le côté réflexif de Kjartansson est plein d’humour et d’ironie. Comme il le dit lui-même, Kjartansson aime « déconstruire » les œuvres d’art. La première installation vidéo, intitulée « World Light — Life and Death of an Artist » est en fait plutôt une reconstruction « cubiste » du roman islandais La lumière du monde, écrit par le Prix Nobel Halldór Laxness. L’œuvre raconte les vicissitudes d’un jeune homme qui se dit poète. Le roman de Laxness est une véritable épopée : l’adaptation de Ragnar est une épopée comique et ironique. 

« Montrer la difficulté d’être sérieusement lyrique dans ce monde de brutes »

Kjartansson propose au spectateur vingt heures (non, je n’ai pas tout vu) de répétitions et d’images non-montées, comme si le spectateur assistait à un tournage. Sa troupe « joue à faire du cinéma ». Alors, les scènes d’intense lyrisme et de tristesse du poète qui regarde les étoiles se répètent de façon comique et alternent avec la décontraction des comédiens-performeurs entre les prises. All is false, à l’inverse de Balzac, et le spectateur le comprend très vite. Il est d’ailleurs difficile de suivre la trame narrative : les sens du spectateur sont perturbés par la simultanéité des quatre écrans et des quatre bandes-son. 

La déconstruction est bien là, et le dévoilement du spectateur, comme placé en coulisse, vient démystifier ironiquement l’art et l’artiste et montrer la difficulté d’être sérieusement lyrique dans ce monde de brutes. La simultanéité et la répétition, donc la reproductibilité permises par la technologie (la vidéo, les enregistrements sonores) avaient été identifiées, par Walter Benjamin, comme génératrices d’un changement majeur de l’art par sa démystification. Kjartansson en est une belle preuve. 

Vittorio Pessin

Sa deuxième installation vidéo, intitulée « The Visitors »  est en fait, plus qu’une démystification, une « re-mystification ». L’artiste a convié ses amis musiciens dans un grand manoir au bord de l’Hudson, et leur a proposé de jouer une partition, chacun isolé physiquement dans les différentes pièces du manoir. Mais cet isolement physique est pallié par leur connexion technologique (chacun entend, dans un casque, ce que les autres jouent). Chacun peut donc jouer en harmonie avec les autres. Le spectateur contemple la dizaine d’écrans comme s’il visitait le manoir, en écoutant l’émouvante et mélancolique mélodie. À deux doigts de tomber dans le lyrisme et le « cœur gros », Kjartansson désamorce tout de suite l’émotion par des scènes comiques : un guitariste dans sa baignoire, un feu d’artifice un peu trop bruyant… La synthèse artistique permise par la technologie de la vidéo (le feu d’artifice très bruyant durant le crescendo le plus émouvant) permet encore une fois la mise à distance, et donc l’anti-mythe de l’art.

Finalement, la technologie, même quand elle ne marche pas, démystifie cette « aura » de l’œuvre d’art : des problèmes techniques ont forcé le musée à annuler momentanément la troisième installation vidéo. Ironie du sort qui sert notre propos.

Plein de modestie, Ragnar Kjartansson pratique ce retour réflexif sur son art, et ce avec humour et ironie. C’est finalement le titre de l’exposition qui déçoit le plus : Ragnar Kjartansson. Comme si le musée était en retard sur l’artiste, lui qui s’efface devant ses amis musiciens, devant ses comédiens et qui réfléchit, plein d’auto-dérision, sur son statut — trop facile — d’artiste.  Philippe Jaccottet écrit, dans L’Ignorant,  « L’effacement soit ma façon de resplendir. » Soit celle aussi de Kjartansson. 


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