Leana Ramirez - Le Délit https://www.delitfrancais.com/author/ramirezleana/ Le seul journal francophone de l'Université McGill Tue, 30 Mar 2021 12:40:47 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.7.2 Le langage déshumanisant https://www.delitfrancais.com/2021/03/29/le-langage-deshumanisant/ Tue, 30 Mar 2021 03:28:30 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=43374 Réflexion sur les métaphores animalières déshumanisantes en littérature.

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Selon le docteur Gregory H. Santon qui a écrit The Ten Stages of Genocide, la quatrième étape d’un génocide est la déshumanisation. Le meurtre de milliers de personnes est justifié par la société seulement et justement quand on fait perdre à ces personnes visées leur caractère humain, toute morale, psychologie et pensée individuelle. On a vu ces phénomènes se produire en grand nombre au courant du 20e siècle, notamment durant l’Holocauste et le génocide cambodgien mené par le Parti communiste de Kampuchéa. Malgré que le mot «génocide» est assez récent et que l’Organisation des Nations Unies (ONU) ait identifié le phénomène en 1948, cette idée de déshumanisation par la transposition de caractéristiques animales sur autrui est vieille comme le monde. Ces comparaisons animales peuvent même être retrouvées dans des classiques littéraires, des œuvres ayant marqué la civilisation occidentale et aidé à différencier ce qui fait notre humanité de ce qui, selon certains, nous rendrait pires que des bêtes.

Othello : la cruauté des mots

Dans le dernier monologue du personnage d’Othello, dans la pièce de théâtre éponyme, Shakespeare démontre l’énorme influence de l’antagoniste Iago et le pouvoir inexorable des mots, qui affectent la personne crédule qu’est Othello. Le Maure de Venise, un général ayant marié la belle Desdémone, attire les jalousies de plusieurs de ses compagnons, notamment celle de Iago, qui fait sa mission de détruire la relation des jeunes mariés. Othello, facilement influençable, a intériorisé les préjugés racistes et discriminatoires des personnes autour de lui, dont ceux du père de Desdémone, et exprime rapidement ses insécurités face à sa relation avec sa femme. Iago a même réussi à soulever des inquiétudes chez Othello quant à la fidélité de son épouse.

«Cette idée de la scala naturae reconnaît la séparation et la supériorité de l’homme vis-à-vis de la nature, une supériorité qui se confond avec une hostilité déclarée à l’égard de la végétation et le plus grand mépris envers les animaux»

Le personnage de Iago se démarque par son éloquence et sa capacité à utiliser les mots pour modifier l’avis de ceux qui l’entourent. Ce n’est pas sans raison que Shakespeare a dédié 1070 lignes à ce personnage: en rédigeant les meilleurs soliloques et monologues pour Iago, le dramaturge souhaite passer un message sur le pouvoir de la langue et sur son impact négatif. Iago est reconnu pour utiliser des métaphores animales au courant de l’œuvre pour démontrer le caractère «dangereux» d’Othello. L’antagoniste désigne le couple biracial en comparant Othello à un «old black ram» (vieux bélier noir) et sa femme, à une «white ewe» (brebis blanche). À la suite des lamentations de Rodrigo, qui souhaitait épouser Desdémone, Iago se moque de lui en disant: «Ere I would say I would drown myself for the love of a guinea hen, I would change my humanity with a baboon» («Avant j’aurais dit que je me noierais pour l’amour d’une pintade, que j’échangerais mon humanité avec un babouin»). Iago est la représentation exacte des mœurs de l’Angleterre élisabéthaine prônant le concept de «l’échelle de la nature», faisant référence à une hiérarchie entre les vivants. Ce concept qui place les humains sous Dieu, mais au-dessus des animaux, date de la Grèce Antique, où il fut formalisé par Aristote et repris par la suite au Moyen Âge à l’image de «l’échelle sainte». Cette idée de la scala naturae reconnaît la séparation et la supériorité de l’homme vis-à-vis de la nature, une supériorité qui se confond avec une hostilité déclarée à l’égard de la végétation et le plus grand mépris envers les animaux.

Plus les machinations et complots de Iago avancent, plus Othello s’en voit affecté. Avant son suicide, il se compare aux Turcs contre lesquels il avait combattu, se dépeignant comme un étranger ennemi de son peuple vénitien. Il se décrit également comme un «circumcised dog» (chien circoncis) démontrant une fois de plus sa propre vision de lui-même, vision créée par Iago, et qui l’aura poussé à détruire son mariage, à tuer sa femme, et finalement, à mettre fin à sa propre vie.

La Commedia : vices et fureur bestiale

Dans la Divine Comédie de Dante Alighieri, les métaphores animales, présentes plus précisément dans sa description de l’Enfer, débutent dès le premier chant du poème. Dante, arrivant au bas d’une colline lumineuse après avoir parcouru une dense et sombre forêt, rencontre trois animaux: un léopard au manteau marbré, un lion à la tête haute et à l’appétit enragé et une louve dont la maigreur signale la convoitise. Ces trois animaux typiques de la mythologie romaine font aussi référence à des péchés capitaux. On pense notamment à la louve représentant la luxure, «une louve, qui par sa maigreur, semblait porter tous les désirs, et qui a fait vivre tant de gens dans le chagrin». On comprend alors la posture de l’auteur vis-à-vis de ces péchés: en leur donnant un caractère bestial, il démontre l’aspect immoral de ces vices , et dénonce l’impulsivité et le côté sauvage typiques des animaux qui agissent selon leurs pulsions et non selon des valeurs.

«La brutalité est un moindre mal que le vice ou la méchanceté, car l’homme injuste peut faire infiniment plus de mal qu’une bête féroce»

Aristote

Il faut noter que l’Enfer tel qu’il est décrit par Dante Alighieri est basé sur les «trois mauvais penchants que réprouve le Ciel: malice, incontinence et fureur bestiale » tels qu’ils sont décrits dans l’Éthique à Nicomaque, une des œuvres les plus connues d’Aristote. Dans Malebolge, le huitième cercle de l’Enfer, y sont punis ceux ayant instigué le scandale et la division dans leur société, péchés décrits par leur «fureur bestiale». Selon Dante, apporter une telle division dans la société, par l’apport d’une nouvelle religion par exemple, démontrerait le choix du châtié de «perdre le bien d’entendement» ou, en d’autres mots, de perdre la faculté de réflexion et d’intelligence qui nous rends humains. Selon Aristote, «la brutalité est un moindre mal que le vice ou la méchanceté, car l’homme injuste peut faire infiniment plus de mal qu’une bête féroce». Malgré toutes les comparaisons animales, et malgré le fait que ces péchés sont comparables aux impulsions d’une bête, les seuls capables de commettre de tels actes sont les humains, puisque ce sont les seuls vivants possédant les facultés intellectuelles de l’entendement et qui décident, par leur caractère d’agents libres, d’aller à l’encontre de ces vertus qui font leur humanité.

Jean-Jacques Rousseau exprime une idée similaire dans son Discours sur l’inégalité: «ce n’est donc pas tant l’entendement qui fait parmi les animaux la distinction spécifique de l’homme que sa qualité d’agent libre». Rousseau exprime aussi l’idée de la perfectibilité de l’Homme et de sa capacité à se surpasser, mais aussi à «retomber plus bas que la Bête même» si cette perfectibilité est refusée par les humains au profit des impulsions de la Nature caractérisant les Bêtes.

La déshumanisation animale débute donc aux racines mêmes de notre civilisation, d’abord par les concepts de hiérarchie parmi les vivants et par l’idée des humains comme étant des agents libres, capacité fondamentalement humaine qui nous différencierait des animaux. Être comparé à un animal signifie être esclave de ses impulsions, être moins qu’humain, et «démontrerait» ainsi les facultés affaiblies des groupes victimes de génocides, notamment. Shakespeare, par l’écriture d’Othello, nous aura donc avertis du pouvoir des mots et de leur capacité à détruire l’humain et même des communautés entières, si utilisés dans un but déshumanisant. Comme quoi, on peut toujours apprendre de l’Histoire et de ses représentations dans la littérature.

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L’éducation supérieure, facteur d’anglicisation à Montréal? https://www.delitfrancais.com/2021/02/23/leducation-superieure-facteur-danglicisation-a-montreal/ Tue, 23 Feb 2021 13:32:31 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=42382 Le Délit a rencontré les membres du Mouvement des Jeunes Souverainistes dénonçant les politiques caquistes devant l’Université McGill le 4 février 2021.

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Le 4 février dernier, des membres de la cellule Falardeau du Mouvement des Jeunes Souverainistes (MJS) étaient à l’entrée de l’Université McGill avec deux bannières dénonçant les politiques de la Coalition Avenir Québec (CAQ). Cette cellule anonyme a pour but de mobiliser la population à l’indépendance du Québec par l’entremise «d’actions de propagande», selon leurs propres termes. À plus grande échelle, le Mouvement des Jeunes Souverainistes, rassemblant plus de trois mille souverainistes et amateurs de politique sur son groupe Facebook, se veut un groupe non partisan militant pour la souveraineté auprès des électeurs qui n’ont pas connu les deux référendums.

Les politiques caquistes 

Dans le cadre de son projet de relance économique, élaboré dans le projet de loi 66, le gouvernement de la CAQ a financé l’agrandissement du l’Université McGill et du Collège Dawson, deux institutions anglophones. Le 9 février, le gouvernement Legault a refusé une motion du Parti Québécois pour rediriger cent millions de dollars au réseau francophone collégial plutôt qu’à l’expansion de Dawson. 

Une analyse effectuée en 2014 par le ministère a conclu que le Collège Dawson se retrouve en déficit structurel de près de 10 000 mètres carré. Selon Richard Filion, ancien directeur général du Collège Dawson, «cet agrandissement constitue d’abord une normalisation des espaces auquel le Collège Dawson a droit en vertu des normes en vigueur»; des normes fondées sur la base d’un devis scolaire établi à la fin des années 1990 et situant sa capacité d’accueil à 7 075 étudiants. L’ancien directeur général présente les chiffres: 60 % des étudiants fréquentant le collège proviennent des commissions scolaires anglophones et 40 % des commissions scolaires francophones. Parmi ces derniers, environ 17% se disent francophones et 23% se disent allophones, soit les «enfants» de la loi 101. 

L’Université McGill, selon les dernières statistiques publiées en automne 2019, compte environ 40 153 étudiants; 45,4% d’entre eux ont l’anglais comme langue maternelle, 18,9% ont le français et 35,7% ont une langue maternelle autre que les deux langues officielles du Canada. 47,9% proviennent du Québec, alors que 20,2% proviennent du reste du Canada et 31,9% sont des étudiants étrangers. 

Le Délit a rencontré des représentants anonymes de la cellule Falardeau pour en apprendre plus sur leurs revendications. Les représentants expliquent avoir utilisé le mot «assimilation» sur leurs pancartes pour parler d’un phénomène à la fois culturel et linguistique. Pour eux, «un Québec qui s’anglicise est un Québec qui s’assimile». Ils affirment avoir utilisé ce mot «à connotation plus crue» puisqu’il leur semblait fondamental de démontrer le côté «assimilateur de ces politiques».

«Le « surfinancement » des réseaux collégial et universitaire anglophone donnerait, selon les représentants, une longueur d’avance à ces institutions au détriment du réseau francophone, rendant l’option anglaise plus attirante pour les étudiants montréalais»

Quant au concept du colonialisme, souvent mentionné dans le groupe de discussion du MJS, les représentants anonymes avouent sa dilution à travers les années. Les dynamiques socio-économiques ne sont plus les mêmes que celles qui prédominaient au Québec du 20e siècle. Cependant, ces personnes font allusion à un «colonialisme plus subtil», ancré dans les domaines culturel et linguistique. Le «surfinancement» des réseaux collégial et universitaire anglophone donnerait, selon les représentants, une longueur d’avance à ces institutions au détriment du réseau francophone, rendant l’option anglaise plus attirante pour les étudiants montréalais. 

La CAQ a promis une révision et un renforcement de la loi 101. «Le but de notre action, c’est non seulement d’élargir l’étendue de la loi 101 à des entreprises, mais également au réseau collégial anglophone, puisqu’il est facteur d’anglicisation à Montréal.» Selon eux, le choix d’étudier en anglais au collégial mènerait à un train de vie anglophone, suivi par des études universitaires anglophones, puis par un travail à prédominance anglophone, résultant en une langue commune anglaise au détriment de la langue de Molière.

L’autre côté de la médaille

Dimitrios Valkanas, étudiant à la Faculté de droit de l’Université McGill, n’est pas de cet avis. Selon lui, élargir l’étendue de la loi 101 créerait des injustices et différences sociales parmi le peuple québécois tout en lui mettant des bâtons dans les roues. «Dans plusieurs pays européens, dont les Pays-Bas, l’immersion anglophone est obligatoire. Le Québec a de la chance de pouvoir s’offrir une éducation anglophone de qualité sans devoir débourser une fortune, ne serait-ce que pour deux infimes années.» Selon lui, parler d’abandon de la langue française comme langue commune est «simplement erroné». Selon l’Office québécois de la langue française (OQLF), 82% des étudiants québécois font leurs études dans une université francophone, dont 95% des francophones et 70% des allophones.

Dimitrios ajoute que «retirer le droit à une éducation anglophone à bas coût au Québec aux membres de la classe moyenne ferait ressortir les dynamiques sociales oppressantes pour la majorité des francophones et des immigrants». Selon lui, l’anglais étant une langue populaire à travers le monde et ouvrant les portes du marché du travail, seulement l’élite québécoise pourrait donc se permettre une éducation en anglais et, ainsi, dominer le monde des affaires. Cela lui semble «injuste, considérant que les politiciens québécois Parizeau et St-Pierre Plamondon ont effectué leurs études supérieures en anglais». «Pourquoi interdire ces opportunités aux moins nantis?», demande-t-il. Pour lui, le résultat est clair: ces politiques entraîneraient une assimilation bien différente et plus nocive, celle «d’une élite bilingue à laquelle la majorité de la population québécoise serait soumise. Dans un contexte de mondialisation, il serait imprudent de retirer cette liberté au peuple québécois».  

«Retirer le droit à une éducation anglophone à bas coût au Québec aux membres de la classe moyenne ferait ressortir les dynamiques sociales oppressantes pour la majorité des francophones et des immigrants»

Dimitrios Valkanas

Joint par Le Délit, Frédéric Bastien, ancien candidat à la chefferie du Parti Québécois et professeur d’histoire au Collège Dawson, a déploré que les manifestants aient décidé de conserver l’anonymat. «Le Québec n’est pas une dictature. Si on prend position, il faut l’assumer et avoir la force de nos convictions pour aller de l’avant.»  

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Réinventer le ballet blanc https://www.delitfrancais.com/2021/02/16/reinventer-le-ballet-blanc/ Tue, 16 Feb 2021 13:56:37 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=41951 Quand la diversité s’unit à la tradition.

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Les ballets blancs, terme technique décrivant des scènes de style romantique, spirituel et mystérieux, aux jupons vaporeux et virginaux, sont apparus pour la première fois durant la première moitié du 19e siècle et sont considérés comme l’archétype du ballet classique. Ces histoires issues du surnaturel, des sentiments douloureux et des idéaux de la vertu féminine se traduisent par une esthétique immaculée sur scène. Le corps du danseur ou de la danseuse de ballet, la blancheur de leurs costumes et l’ambiance bleutée de la scène contribuent à l’atmosphère surréelle qui règne dans la salle.

Pourtant, ces scènes traditionnelles, devenues des classiques dans le monde de la danse, peuvent être restrictives pour plusieurs. Cette «blancheur» ardemment recherchée par les directeurs artistiques et chorégraphes se traduit pour certains en micro-agressions. Pour d’autres, cela signifie même une opportunité de moins dans le monde professionnel de la danse. En vue des traditions européennes fortement ancrées dans la danse classique, comment peut-on s’assurer que cet art restera vivant dans un monde de plus en plus globalisé et diversifié? Selon Vanesa García et Jordan Faye, deux danseurs des Grands Ballets Canadiens de Montréal, tout commence au bas de la pyramide.

«Plus on grandit, plus on se développe dans le monde des adultes, et plus on perd cette innocence qui nous permet d’ouvrir les yeux sur certaines problématiques sociales»

Vanesa García

Vanesa, de son rire contagieux, me raconte ses débuts dans le milieu; elle voulait être comme les ballerines et princesses qu’elle voyait à la télévision. Dans son Espagne natale des années 1990, elle a souvent été la seule noire parmi ses autres camarades.  Mais elle «ne réalisait pas qu’elle était différente». Elle pense que «plus on grandit, plus on se développe dans le monde des adultes, et plus on perd cette innocence qui nous permet d’ouvrir les yeux sur certaines problématiques sociales». Pourtant, son amour pour la performance et cet art «si humain», comme elle le décrit, l’a motivée à auditionner au Conservatorio Profesional de Danza de Madrid et l’a même suivie aux Grands Ballets. Au travers de ses créations chorégraphiques, elle cherche à favoriser l’aspect humain de la danse pour raconter des histoires par le mouvement. Elle pousse constamment ses limites en utilisant ses connaissances et différentes techniques pour «trouver du confort dans l’inconfort». Du flamenco, au moderne, en passant par le popping et le locking, rien ne l’arrête pour aller au-delà de la scène et rejoindre le public. Pour elle, raconter des histoires est intrinsèque à l’art de la danse. Cela passe non seulement par le mouvement, mais également par la musique, tout aussi indispensable. La musique lui fait voir directement la chorégraphie et lui permet d’utiliser les mouvements comme vaisseau pour narrer ses contes et ses messages.

Jeffrey Rosenberg | Le Délit

Jordan, quant à lui, a grandi dans une commune à quelques kilomètres de Lyon, où sa passion pour la musique s’est rapidement liée à sa passion pour la danse classique. Lui aussi est issu d’une minorité dans la France du début du 21e siècle. Quelques années plus tard, après avoir poursuivi son parcours à l’École supérieure de ballet du Québec, il participe au Youth American Grand Prix, une compétition de renommée internationale invitant les danseurs les plus doués venant des quatre coins du monde à présenter diverses variations et solos. Ces compétitions permettent de mettre en valeur le talent, les efforts et le travail acharné de multiples artistes de la danse, et cela sans se préoccuper de l’image d’une compagnie ou de l’histoire d’un ballet traditionnel. Jordan m’explique : «Il y avait à cette compétition d’autres danseurs de couleur qui me ressemblaient. C’était la première fois que je partais avec quelques élèves de ma classe aux États-Unis et que je voyais des danseurs brésiliens, asiatiques, sud-américains.» Il réalise donc rapidement qu’il «n’était pas si spécial ni différent que ça», et que tout le monde a la capacité de percer dans le milieu, et ce, sans se préoccuper des différentes origines de chacun.

«On ne peut pas s’attendre à ce qu’un public diversifié s’intéresse à ce qu’il voit sur scène s’il ne s’y voit pas représenté correctement»

Jordan Faye

Les deux danseurs s’entendent pour dire que «le ballet, c’est élitiste». Jordan s’estime chanceux d’avoir eu des parents réceptifs à ses rêves et qui désiraient s’impliquer dans sa passion. Vanesa raconte avoir eu la chance d’avoir l’appui de ses proches, mais aussi d’avoir grandi dans un pays où l’éducation et l’accès à la danse étaient pratiquement gratuits. Sa famille, assez modeste, «n’aurait décidément pas eu les moyens financiers de payer un parcours professionnel en danse aux États-Unis», par exemple. Jordan souligne également «qu’ici, au Québec, le plus cher n’était pas nécessairement l’école de ballet, mais bien l’enseignement privé qui venait avec le programme obligatoire de l’ESBQ». Mais qu’advient-il de ces gros écarts culturels entre les communautés qui affecteraient l’accessibilité à la danse ?

«Les gens au sommet de la pyramide doivent donc également s’assurer d’être diversifiés et de représenter toutes sortes de personnes de toutes sortes de milieux»

«On ne peut pas s’attendre à ce qu’un public diversifié s’intéresse à ce qu’il voit sur scène s’il ne s’y voit pas représenté correctement», dit Jordan. Et pour arriver à un corps de ballet plus diversifié, il faut s’assurer d’éliminer les micro-agressions comme le blanchiment de la peau dans lesdits ballets blancs, par exemple. Selon Vanesa, «il faut aussi s’ouvrir à l’idée qu’une danseuse noire peut posséder une technique exquise et qu’elle peut danser le rôle de la Fée Dragée aussi bien qu’une danseuse blanche. Le racisme est incroyablement présent dans le monde du ballet et ces choses changent, oui, par l’intérêt des communautés à danser, mais aussi en offrant des possibilités à ces communautés de participer». Les grands directeurs artistiques et les dirigeants des compagnies de danse sont d’autant plus responsables de créer un espace plus sain pour les personnes de couleur pour ainsi y inviter la diversité. Dans le même ordre d’idées, les gens au sommet de la pyramide doivent donc également s’assurer d’être diversifiés et de représenter toutes sortes de personnes de toutes sortes de milieux.

Selon Vanesa, la tradition ne devrait pas se voir affectée par ces changements au sein du corps professionnel de la compagnie. «Les histoires demeurent les mêmes, ce sont seulement les danseurs qui changent au fil du temps.» Des ballets extrêmement populaires tels que Casse-Noisette et La Bayadère ont souvent causé des polémiques intenses. Accusés de stéréotyper incorrectement les différentes cultures représentées, ces ballets orientalistes découlent de l’ère colonialiste des grandes puissances européennes et de la fascination pour l’Orient, et, surtout, ne prennent pas le temps de représenter ces cultures correctement. Les deux danseurs s’entendent une fois de plus pour dire que le changement débute avec des créateurs, des chorégraphes et des répétiteurs aussi divers que les cultures qu’ils veulent présenter sur scène.

Jeffrey Rosenberg | Le Délit

En diversifiant les échelons du monde de la danse classique, le public global et diversifié du Québec s’y verra représenté et sera d’autant plus intéressé à en faire partie. «J’espère qu’il arrivera un jour où les gens ne seront plus surpris de voir une danseuse noire dans Le Lac des cygnes», déclame Vanesa avec une expression indignée au visage. En attendant, les danseurs souhaitent être vecteurs de changement. «Oui, être un danseur noir est important, et être perçu comme un modèle pour d’autres enfants est important, mais il faut aller au-delà de cela», m’explique Jordan. Inciter les plus jeunes à découvrir la danse à travers des ateliers et leur faire voir un autre visage de la danse le passionne.

Lesdits ballets blancs pourront donc garder les détails et les histoires ancrées dans la culture et le monde de la danse tout en étant colorés et représentatifs de la population, assurant ainsi leur capacité à s’adapter aux temps modernes tout en maintenant la magie et l’atmosphère unique qui fait la différence depuis plusieurs années.

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