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Le père et la mer

La mémoire de l’eau.

Alexandre Gontier | Le Délit

Avant de vieillir, mon père était un enfant de la plage. Il est né au bord du fleuve de l’Hérault à moins d’un kilomètre de la Méditerranée. Il allait à l’école en vélo depuis le centre ville et à la plage en courant depuis l’école. Après la dernière sonnerie, il fuyait avec ses amis dans les rues ensoleillées du Grau d’Agde pour rejoindre le sable, la mer et le sel. « Mais papa, tu y allais même en hiver ? » Il me confirmait que cet itinéraire était journalier. « Mais papa, en hiver il fait froid, tu ne peux pas te baigner. » Chaque saison offrait des synesthésies changeantes. L’été, il y avait la cacophonie touristique, les brûlures aux pieds, puis le rafraîchissement de l’eau. L’automne apportait le patois des enfants agathois, le frisson de la tramontane qui fouette les corps humides, les ombres du vol des oiseaux migrateurs. L’hiver de la plage offrait le goût salé des tempêtes de pluie et de la mer, le massage réfrigérant du sable gris, les percussions des vagues contre les rochers du phare. 

« Et, le printemps papa ? »  Au printemps, mon père et sa famille partaient en vacances en Alsace. Pour moi, une enfant de la ville, il était impensable de partir en vacances ailleurs qu’à la plage. Qui échangerait le paradis balnéaire pour une destination urbaine quelconque ? Depuis notre tendre enfance, mes sœurs et moi passions toutes nos vacances sur la plage du Grau d’Agde. J’y allais pour rendre visite à ma grand-mère et à la modeste piscine qu’elle avait faite construire pour ses petits-enfants. J’alternais entre les baignades iodées matinales et les jeux chlorés dans l’après-midi. Le soir, nous regardions la levée des étoiles en mangeant des soles desséchées par le sel. Plusieurs fois par jour, les membres volontaires de la famille formaient une cohorte pour se promener le long des quais jusqu’au phare. Au bout de la digue, j’écoutais les vibrations des rires de mon père et de ma grand-mère, fouettées dans le vent et interrompus par les postillons d’écume.

Le jour de deuil, la main de mon père m’accompagnait sur les quais de l’Hérault jusqu’au phare de la plage. Nous nous tenions debout, au bord du monde, et je regardais l’écume, je goûtais les vagues, j’entendais les mouettes. Le visage parsemé de gouttes de brouillard ou de mer, il cherchait du regard la fin de l’étendue de l’eau. Il cherchait longtemps et moi je m’ennuyais. « Papa, tu peux raconter l’histoire du coq que tu promenais sur le sable quand tu étais petit, s’il te plaît ? »  Il me répondait doucement, en fixant l’infini de la mer : « Pas aujourd’hui, Agathe. » 

Après la mort de ma grand-mère, ma famille et moi venions quatre fois par an. Mon père avait hérité de la maison au bord de la plage et de la piscine de sa mère. Je passais des journées avec ma tante qui me racontait ses histoires d’enfant de la plage. Pendant les journées scolaires, elle suivait rigoureusement les principes de modestie chrétienne et revêtait l’uniforme d’écolière.Les après-midi de fins de semaine, elle faisait concurrence à ses amies dans la chasse aux hommes. J’imitais son goût pour la bêtise et j’invitais mes amis parisiens pour leur faire découvrir la mer de mon père. Nous passions des nuits chaleureuses sur le sable noir à se rafraichir de bière. Parfois, nous nous mettions nus et nous allions danser dans les vagues. Protégée par la nuit et l’alcool, notre adolescence s’épanouissait dans l’insouciance. Quand nous rentrions chez moi, mon père nous attendait. « Vous avez les cheveux mouillés ! Vous êtes fous de vous baigner la nuit ! C’est dangereux ! »  Une tirade de complainte parentale s’en suivait et il ne fallait pas rire. L’humour de la situation devenait irrésistible, quand le lendemain, mon père me racontait qu’adolescent, il s’était fait poursuivre par des pêcheurs de nuit pour avoir jeté une bouteille de vin dans l’Hérault.

L’été de mes dix-sept ans, j’étais partie nager avec mon père dans la mer polluée de centaines de touristes bruyants. Il s’était allongé sur le dos et je le tirais vers des eaux plus calmes. Érodé par le temps, il parlait peu. Pour être honnête, je ne me souviens pas de ce qu’il me disait. J’aime croire qu’il m’a raconté une histoire de son enfance : la fois où son meilleur ami avait marché sur sept oursins d’un coup ou peut-être le jour où il fut enterré sous le sable humide pendant plusieurs heures alors qu’il dormait. Quelques mois après cette baignade, un matin de février, je reprenais la route vers le Midi.

« La voiture noire se glisse dans les premiers rayons de lumière de la journée.

Le chauffeur fixe insensiblement le reflet de mon père dans le rétroviseur.

Moi aussi. 

Le pont des maréchaux nous mène de l’autre côté de l’Hérault,

Que nous longeons jusqu’à la rue Jean Jaurès,

En passant par la rue Pasteur. “Il est né là.“ 

Sur la Grand’Place, la statue d’Amphitrite indique le chemin 

De ses yeux apeurés et arrosés par le déchaînement marin.

Ces gouttes décorent les vitres de la voiture et les cernes de mon visage.

Mon père profite du paysage familier depuis son modeste sarcophage. 

Nous allons nous faufiler dans les allées abandonnées du Grau d’Agde,

Avant de rejoindre la plage où j’attendrai le jour, mon père sous la main.

Je marche jusqu’au phare pendant que l’urne se couvre de brume.

Puis mon père s’envole et se dissout.

Sa neige grise s’égare dans les souffles matinaux et se dépose sur l’écume.

La mer le pardonne et l’absout.

Et enfin, je ne vois plus que le silence des vagues. »

Je fixe le point de l’horizon où le ciel et la mer se rejoignent. Je cherche plus loin encore. Je comprends enfin que ni le brouillard ni la mer apaisent les brûlures des larmes du deuil.


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