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« Plus jamais de soeurs volées »

Hausse alarmante du nombre de féminicides au Québec en 2024.

Jade Lê

La tranquillité de la petite municipalité de Saint-Basile-le-Grand a été violemment interrompue pendant la nuit du 19 février dernier, lorsqu’un homme a attaqué sa conjointe avec une arme blanche. Les événements sont survenus aux alentours de 23h30 dans une maison familiale de la rue Ménard. Les deux enfants de la victime, présents dans la demeure au moment des faits, se sont empressés d’appeler les secours. La femme a été retrouvée grièvement blessée et transportée à l’hôpital, où son décès a été constaté. L’homme de 53 ans a été placé en détention, accusé de meurtre au deuxième degré de sa conjointe, dont l’identité est protégée par une ordonnance de non-publication. Cet incident marque le quatrième féminicide enregistré en seulement une semaine dans la province québécoise. En comparaison, l’année 2023 comptabilisait sept cas au total, selon le Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale.

Un bilan inquiétant

Le terme « féminicide » est souvent limité aux meurtres conjugaux. Pourtant, la violence contre les femmes dépasse les frontières du foyer conjugal. En effet, la définition de féminicide s’étend à n’importe quel meurtre
d’une femme en raison de son sexe. Bien que les meurtres de femmes soient fréquemment perpétrés par des partenaires conjugaux, ils peuvent aussi être commis par d’autres membres de la famille, des étrangers, voire par des agents de l’État. Réduire le féminicide à des meurtres conjugaux invisibilise d’autres réalités de violence.

L’année 2024 a débuté avec un féminicide dans la région de Granby, en Estrie, où Chloé Lauzon-Rivard, jeune femme de 29 ans, a été retrouvée morte dans son appartement. Son conjoint a été appréhendé par la police le 5 janvier, et depuis, a été formellement accusé de meurtre au deuxième degré. Le suspect avait de nombreux antécédents judiciaires, dont des menaces et voies de faits à l’égard d’une ex-conjointe, en 2021. À cette première tragédie, d’autres viennent bientôt s’ajouter. Le 26 janvier, à Pointe-aux-Trembles, le corps sans vie de Narjess Ben Yedder, femme de 32 ans, est découvert dans son appartement par les autorités policières. Elle était alors enceinte de huit semaines. Les tentatives de réanimation se sont avérées vaines et le décès a été constaté sur les lieux. C’est le mari de la jeune femme qui, après l’avoir poignardée plus de vingt fois, aurait contacté les services d’urgence. L’homme de 42 ans est arrêté le matin même et comparait en soirée devant le Palais de justice de Montréal pour un chef d’accusation de meurtre au deuxième degré.

« Réduire le féminicide à des meurtres conjugaux invisibilise d’autres réalités de violence »

Le bilan s’alourdit le 12 février, lorsque la Sûreté du Québec a découvert les corps de Jean-Guy Forest, 82 ans, et celui de sa femme, Lorraine Marsolais, 80 ans, dans la maison de retraite l’Épiphanie, au cœur de la région de Lanaudière. Féminicide présumé, le meurtre de Mme Marsolais aurait été perpétré par son propre conjoint, avant qu’il s’enlève la vie avec une arme à feu.

Seulement trois jours plus tard, soit le 15 février, un drame survient dans un immeuble résidentiel situé à Vaudreuil-Dorion. Fabio Puglisi attaque sa mère à coups de couteau, avant de s’en prendre à deux voisines. La mère, ainsi que la voisine de 53 ans, Manon Blanchard, ne survivent pas à leurs blessures. La troisième victime, Nighat Imtiaz, septuagénaire, est transportée à l’hôpital, où son état se stabilise. Puglisi, 44 ans, est accusé de meurtres au deuxième degré et de tentative de meurtre. Le tribunal ordonne son internement dans un hôpital psychiatrique pour une durée de 30 jours avant sa comparution. En effet, le suspect a de longs antécédents de maladie mentale. Il est d’ailleurs jugé non criminellement responsable pour des infractions préalables en 2012 et 2020 en raison de ses troubles de santé mentale.

Victimes invisibles

Dans le paysage des féminicides, les voix des femmes autochtones restent souvent étouffées. Deux récents drames dans le Nord-du-Québec révèlent l’ampleur de cette injustice. Au printemps dernier, deux femmes autochtones ont été victimes de féminicides commis par leur conjoint, des tragédies passées inaperçues. Ce n’est qu’en septembre que les médias relaient l’information. Stephanie Kitchen, résidant à Wemindji, aurait été tuée le 24 mars par son conjoint, qui a depuis été inculpé de meurtre. À Inukjuak, Raingi Tukai, 38 ans, est portée disparue au début du mois de mai et retrouvée morte peu de temps après. Son partenaire a été arrêté dans le cadre de l’enquête. Ces cas tragiques, qui auraient pu être des alertes pour une action préventive, ont été ignorés, relégués à l’ombre des statistiques officielles.

Les récents féminicides enregistrés au Québec, dont le tragique événement survenu à Saint-Basile-le-Grand, soulignent une tendance alarmante de violence conjugale contre les femmes. Cependant, ces tragédies ne capturent qu’une partie du problème ; les données révèlent une triste réalité : les femmes autochtones sont 12 fois plus susceptibles d’être tuées par leur conjoint, et près de 20 % des victimes de meurtre par des hommes sont autochtones. En effet, les femmes autochtones représentent près de 36 % des victimes de féminicides, malgré le fait qu’elles ne constituent que 5 % de la population, selon le dernier rapport de l’Observatoire canadien du féminicide pour la justice et la responsabilité (OCFJR). Ces cas sont largement ignorés dans les médias, ce qui soulève des questions sur l’attention insuffisante portée aux femmes autochtones dans les discussions sur la violence conjugale et la nécessité d’une sensibilisation accrue sur cette question.

« Le féminicide ne peut être réduit à des statistiques ou à des cas isolés – il s’agit d’une manifestation de la misogynie systémique et de l’inégalité profondément enracinée »

L’urgence d’agir

Le 14 février dernier, plusieurs manifestants ont pris d’assaut les rues de Montréal pour réclamer justice pour les femmes, filles et personnes bispirituelles autochtones disparues et assassinées. Rassemblés sous le signe du projet Iskweu – initiative du Foyer pour femmes autochtones de Montréal – les organisateurs et les participants ont mis en avant les noms et visages des victimes, rappelant ainsi la réalité terrible de ces pertes et la nécessité de lutter sans répit contre la violence à l’égard des femmes autochtones. Sur les pancartes brandies, nous pouvions lire « Plus jamais de soeurs volées ». Bien que l’enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées ait mené à plusieurs appels à l’action, les militants considèrent que peu de progrès ont été réalisés. L’Association des femmes autochtones du Canada (AFAC) déplore la réponse inadéquate du gouvernement face à cette crise persistante, affirmant que le plan d’action et les paroles du gouvernement fédéral doivent être accompagnés d’actions concrètes pour mettre fin à cette violence endémique. Le 22 février dernier, Les Voix féministes de Charlevoix ont organisé deux rassemblements pour dénoncer les trois féminicides survenus au Québec en une semaine seulement. Les organisations locales, notamment la Maison La Montée, le CALACS de Charlevoix, le Centre des femmes de Charlevoix et le Centre-Femmes aux Plurielles, ont uni leurs voix pour briser le silence et exiger que le gouvernement fasse de la lutte contre la violence faite aux femmes et aux enfants une priorité.

Briser le silence

La succession tragique de féminicides au Québec résonne comme une alarme retentissante, réclamant une action urgente et un changement systémique. Des vies brisées, des familles déchirées, des communautés endeuillées – le bilan de cette violence insensée est lourd et insupportable. Alors que les noms et les visages des victimes sont portés haut dans les rues de Montréal et de Charlevoix, le silence et l’inaction ne sont plus tolérables. Le féminicide ne peut être réduit à des statistiques ou à des cas isolés – il s’agit d’une manifestation de la misogynie systémique et de l’inégalité profondément enracinée. Nous sommes confrontés à une crise qui exige une réponse collective, un changement culturel et politique radical. Les voix des victimes, souvent étouffées par le silence et l’oubli, réclament justice et reconnaissance. « Plus jamais de sœurs volées » est un cri de ralliement qui doit être
entendu et honoré alors que nous nous engageons à construire un avenir où chaque femme et fille peut vivre sans crainte, en sécurité et avec dignité.


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