Aller au contenu

Capitalisme Noir : Entre solidarité et exploitation

Que croire, le succès ou ses mirages ?

Clément Veysset | Le Délit

En ce Mois de l’histoire des Noir·e·s, une multiplication de produits, de collaborations et de campagnes de commercialisation mettent en avant cet événement. Chaque année, mes amis et moi nous interrogeons sur la pertinence de ces pratiques et discutons de la signification derrière cette soudaine solidarité. La plupart du temps, nous sommes d’accord sur le caractère performatif de ces représentations, qui visent principalement à attirer une clientèle plutôt qu’à exprimer une réelle pensée authentique. Cette année, notre réflexion s’est tournée vers une situation au caractère ambigu : qu’en est-il des entrepreneur·euse·s noir·e·s ?

Le capitalisme noir propose d’encourager les afro-américain·e·s à supporter des entreprises dirigées par des personnes noires oeuvrant au profit de la communauté. Ce mouvement réactionnaire essaye de combattre les infrastructures économiques américaines qui ont historiquement rendu l’enrichissement des Noir·e·s américain·e·s presque impossible, comme le détaille Earl Ofari Hutchinson dans The Continuing Myth of Black Capitalism. Bien que l’attrayante proposition de la création d’une nouvelle économie noire soit basée sur la collectivité et la fraternité, plusieurs activistes critiquent ce genre de capitalisme. Le problème récurrent avec cette méthode est le succès d’un petit nombre d’entrepreneur·euse·s uniquement. La majorité des communautés noires continue à participer à cette économie ségrégationniste en achetant et en travaillant avec l’espoir de surmonter leurs inégalités financières. À première vue, l’encouragement d’entreprises noires est bénéfique, mais ne change pas les systèmes économiques racistes dont plusieurs sont victimes. Pour les penseur·euse·s comme Angela Davis, combattre le racisme par l’intérim du capitalisme est une mission impossible.

« À première vue, l’encouragement d’entreprises noires est bénéfique, mais ne change pas les systèmes économiques racistes dont plusieurs sont victimes. Pour les penseurs comme Angela Davis, combattre le racisme par l’intérim du capitalisme est une mission impossible »

Camélia Bakouri

Le livre Marxisme noir de Cedric Robinson, un politologue américain, introduit une notion importante, celle du capitalisme racial. Robinson explique que le capitalisme n’est pas une révolution contre le système féodal comme la pensée marxiste l’interprète, mais plutôt une évolution du système féodal et du racisme. Le capitalisme racial dépend de l’exploitation humaine se traduisant en esclavage, en impérialisme et en violence. En d’autres termes, le système capitaliste a historiquement utilisé des mécanismes racistes pour justifier et perpétuer l’oppression, en particulier à travers des structures économiques et politiques qui ont favorisé l’exploitation des groupes raciaux spécifiques.

Ces dynamiques de disparité peuvent être reprises par des entrepreneur·euse·s noir·e·s. En effet, en 2021, Beyoncé s’est associée à Tiffany & Co, la marque de bijoux estimée à plus de 16 milliards de dollars, pour la campagne de l’album About Love en collaboration avec son mari, Jay‑Z. Dans les photographies promotionnelles, l’artiste portait fièrement le diamant jaune Tiffany, un diamant de 128,54 carats. Elle fut la première femme noire à arborer ce joyau. Cependant, le diamant jaune Tiffany a été extrait en Afrique du Sud en 1877, durant la période coloniale où l’exploitation des mineurs africains et la destruction de leurs communautés était monnaie courante. Cette image présentée par Beyoncé n’est pas celle de la libération noire, mais plutôt une représentation de richesse et surtout d’un « symbole douloureux de colonialisme » comme le décrit Karen Attiah, rédactrice et chroniqueuse au Washington Post dans l’article intitulé « Sorry, Beyoncé, but Tiffany’s blood diamonds aren’t a girl’s best friend ».

Plus récemment, la compagnie Savage X Fenty, dirigée par Rihanna, récolte les résultats les plus bas selon le Fashion Accountability Report, une évaluation comprenant une analyse de la transparence et de la responsabilité des marques sur les catégories suivantes : la traçabilité, le salaire et le bien-être des employé·e·s, les pratiques commerciales, les matières premières, la justice environnementale et la gouvernance. Sur 150 points, Savage X Fenty n’a obtenu que quatre points. Pourtant, la chanteuse, interprète et designer a inspiré des groupes marginalisés à travers le monde en partant de la Barbade, un petit pays des Caraïbes, pour devenir une femme d’affaires accomplie. La marque de Rihanna tire profit de l’utilisation de l’inclusivité comme un élément central des stratégies de marketing, tout en négligeant les mesures de base pour protéger les droits fondamentaux de ses travailleur·se·s.

Au-delà de la perpétuation du cycle d’exploitation par les riches noir·e·s, le capitalisme noir attire également d’autres entreprises. La demande pour plus de diversité dans les médias est constante. Depuis quelques années, les industries sautent sur l’opportunité d’agrandir leur marché en créant l’illusion d’une réussite imminente, en utilisant l’image de personnes noires prospères. Dans le monde de la mode, l’utilisation de l’inclusivité est souvent commercialisable et évite la nécessité d’un changement structurel substantiel. Pour répondre à la demande, des mannequins noir·e·s sont souvent engagés. Pour ce faire, les agent·e·s ne cherchent pas de nouveaux profils, mais plutôt des jeunes femmes qui ressemblent à une tendance préétablie. Avec l’émergence de mannequins tels qu’Alek Wek, née au Soudan du Sud et arrivée en Angleterre en tant que réfugiée, l’industrie de la mode pourrait jouer le rôle d’actrice humanitaire. Cette histoire inspirante, comme celle de Rihanna, est précisément ce que les agences de mannequins tentent de reproduire en cherchant de nouveaux talents dans le camp de réfugié·e·s de Kakuma. Situé dans le comté de Turkana, au nord-ouest du Kenya, ce camp a été créé en 1992 par le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) dans le but de relocaliser les personnes déplacées du Soudan et de l’Éthiopie. Plus de la moitié de ses habitant·e·s viennent du Soudan du Sud en raison de l’insécurité alimentaire extrême et de la violence causée par la deuxième guerre civile ayant duré 22 ans. Les aspirant·e·s mannequins du camp de réfugié·e·s de Kakuma sont recruté·e·s avec la promesse d’une opportunité de quitter le camp, d’obtenir un permis de travail et de se lancer dans l’industrie du mannequinat. En Europe, on leur propose un logement et une allocation hebdomadaire bidon de 70 à 100 euros. Cependant, l’industrie du mannequinat fonctionne sur un système de dette. Toutes les dépenses initialement couvertes par les agences doivent être remboursées, et si les mannequins échouent à obtenir suffisamment de travail rémunéré ou sont jugé·e·s inaptes par les agences, les mannequins sont renvoyé·e·s au camp avec une dette importante. Selon une enquête du Sunday Times, la facture envoyée aux mannequins « échoué·e·s » peut atteindre jusqu’à 3 000 euros. Cette forme brutale d’exploitation se cache derrière une poursuite de diversification des distributions artistiques. Comme l’a écrit le directeur général de l’agence Select Model Management, Matteo Puglisi : « Voulez-vous revenir à des défilés de mode tous blancs ? (tdlr) » Ce système de repêchage pseudo-inclusif exploite l’image d’une personne noire accomplie pour attirer des client·e·s qui souhaitent soutenir des figures qui les représentent.

Le capitalisme noir n’a pas pour but de perpétuer les inégalités raciales, mais plutôt d’offrir une voie de sortie d’un système généralement discriminatoire. Néanmoins, il est difficile de s’éloigner des habitudes néfastes profondément ancrées lorsqu’on utilise un modèle basé sur l’exploitation, comme le capitalisme. Ces instances d’abus ne devraient pas être considérées comme une impossibilité de libération, alors qu’elles mettent plutôt en valeur le besoin d’une solidarité noire. Aaron Ross Coleman, journaliste spécialisé en économie, propose dans son article « Black Capitalism Won’t Save Us » une entraide qui ne considère pas les personnes noires comme des consommateur·rice·s, mais comme des citoyen·ne·s actif·ve·s. Les organisations sociales, les mouvements de boycott et les médias servent de tribunes pour mettre en lumière les inégalités sociales et économiques, une profondeur que les entreprises ne peuvent pas offrir.


Dans la même édition